Marco Ferreira Valente

Chargé d’enseignement à l’unité d’enseignement et de recherche de pédagogie spécialisée, Haute École Pédagogique du canton de Vaud
marco.ferreira.valente@gmail.com


Résumé

Ce texte présente les réflexions de l’auteur autour de la posture clinique et de l’analyse de la pratique professionnelle. Après le témoignage de sa rencontre avec l’analyse de pratiques professionnelles, il décrit la façon dont il a forgé sa posture clinique et a créé un dispositif d’analyse de pratiques professionnelles pour accompagner les étudiants en formation à l’enseignement spécialisé.

Mots-clés 

posture clinique, pratique, dispositif

Catégorie d’article 

Témoignage ; modalités d’analyse de pratiques professionnelles

Référencement 

Ferreira Valente, M. (2024). Analyse de pratiques professionnelles et posture clinique d’accompagnement. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 26, 18-29. https://www.analysedepratique.org/?p=5921.


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Professional practice analysis and the clinical posture of accompaniment
Abstract

This text presents the author’s reflections on clinical posture and the analysis of professional practice. After recounting his encounter with professional practice analysis, he describes how he forged his clinical posture and created a professional practice analysis device to accompany students training to become specialized teachers.

Keywords

clinical posture, practice, system


Análise da prática profissional e postura clínica do apoio 
Resumo

Este texto apresenta as reflexões do autor sobre a postura clínica e a análise da prática profissional. Depois de relatar seu encontro com a análise da prática profissional, ele descreve como forjou sua postura clínica e criou um sistema de análise da prática profissional para apoiar os alunos que estão treinando para se tornarem professores especializados.

Palavras-chave

postura clínica, prática, sistema


1. Participant et intervenant en analyse de pratiques professionnelles : récit d’expériences  

Ce chapitre décrit deux expériences professionnelles à l’origine de mes travaux concernant la posture clinique d’accompagnement et le dispositif d’analyse de pratiques professionnelles proposé en contexte de formation.

Ma première rencontre avec l’analyse de pratiques professionnelles (APP) eut lieu en 2009 durant ma formation d’enseignant spécialisé[1].  J’étais à l’époque titulaire d’une classe pour des élèves présentant une déficience intellectuelle sévère associée à un trouble du spectre de l’autisme. Je garde un souvenir rempli de nostalgie et de reconnaissance de cette expérience professionnelle, même si la rencontre avec ces élèves fût très déstabilisante. Ne pouvant parler, les élèves communiquaient leurs besoins, leurs difficultés et leurs désirs par des comportements bien étranges à mes yeux. Je n’avais que peu d’accès à leur manière de penser et de comprendre le monde, et me souviens que mes repères furent complètement balayés par cette expérience professionnelle. J’étais souvent habité par un sentiment d’étrangeté accompagné d’un foisonnement de questions : comment enseigner à des élèves qui ne parlent pas ? Quels sont les contenus et les apprentissages scolaires à prioriser ? Comment les adapter et les personnaliser aux besoins des élèves ?

J’ai alors investi activement un module de formation dans lequel étaient proposées des séances d’analyse de pratiques professionnelles. Cette première rencontre avec ce dispositif particulier de formation a suscité certains déplacements intérieurs chez moi (Blanchard-Laville, 2012, Cifali, 2001, Chaussecourte, 2014), étant donné qu’elle m’a donné à la fois la possibilité de me confronter à ma propre impuissance de penser la situation scolaire des élèves et de mener une réflexion personnelle sur mon agir professionnel.

En 2017, je prenais un poste de chargé d’enseignement au sein de l’Unité d’Enseignement et de Recherche en Pédagogie Spécialisée (UER PS), à la Haute École Pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud), en Suisse. J’étais amené à animer un dispositif d’analyse de pratiques professionnelles pour les étudiants du Master en enseignement spécialisé. Organisé en petits groupes d’une douzaine d’étudiants, cet espace de formation vise à accompagner les étudiants à analyser, sur la base de traces (écrites, orales et vidéo), les pratiques professionnelles vécues en stage. Il assure également l’acquisition de méthodes de travail permettant de problématiser en groupe de pairs les pratiques professionnelles complexes (HEP, 2024a, 2004b).

Lors de mes premières interventions, je m’appuyais essentiellement sur mes expériences en tant qu’enseignant pour animer le dispositif d’analyse de pratiques professionnelles. Au départ, le cadre relationnel n’était que peu posé et le processus d’analyse réflexive portait énormément sur mes apports au sein du groupe d’étudiants. Au fil des séances, je voyais que les étudiants avaient peu ou pas d’espace pour co-construire ensemble un sens aux pratiques professionnelles exposées, que ma façon d’animer ces séances ne leur permettait pas de les faire réfléchir sur leur implication subjective dans les pratiques professionnelles vécues en stage et d’analyser les enjeux et les tensions qui traversaient ces dernières. Ces constats m’ont amené à me poser les questions suivantes : comment me défaire de la posture de celui qui sait ? Quelle posture endosser pour accompagner les étudiants à analyser en groupe les pratiques professionnelles vécues en stage ? Quel cadre relationnel et quel dispositif d’analyse de pratiques professionnelles pourraient être proposés ?

2. Posture clinique et accompagnement en analyse de pratiques professionnelles  

Ayant le désir de travailler sur ma posture d’accompagnement en analyse de pratiques professionnelles, j’ai découvert les travaux de plusieurs auteurs au sujet de la posture clinique (Blanchard-Laville, 1999, 2006, 2017 ; Cifali, 2001, 2002, 2007). En 2022, je décidai également de suivre une formation de spécialiste d’analyse de pratiques professionnelles dans le domaine de l’action éducative, sociale et psychosociale à la Haute École de Travail Social à Genève. Durant cette formation, certains cours évoquaient la posture clinique en analyse de pratiques professionnelles dans le champ de la formation et de l’intervention. J’ai alors décidé d’approfondir mes connaissances concernant la définition, les apports et les risques de cette posture. Ce chapitre présente les caractéristiques de ma posture clinique dans l’accompagnement en analyse de pratiques professionnelles.

Dans le dictionnaire de l’Académie Française, consulté en ligne en 2023, le mot « clinique » prend ses racines du grec klinikos qui signifie « propre au médecin qui exerce son art près du lit de ses malades » lui-même du mot klinê « lit ». Le vocable « clinique », décliné comme adjectif, décrit la posture que le médecin adopte au chevet du malade, observant directement les manifestations de sa maladie.

Pour Lagache (1949, cité par Blanchard-Laville, 1999), la méthode clinique, en psychologie, permet de souligner les façons d’être et d’agir d’un individu aux prises avec une situation. Cette méthode explore les conflits psychiques vécus par les individus ainsi que les démarches entreprises par ce dernier pour les résoudre. En sciences humaines, la démarche clinique poserait plutôt la question du sujet, de sa subjectivité, et plus précisément des rapports complexes qu’il entretient avec le fonctionnement social (Blanchard-Laville, 1999 ; Cifali, 2002). En sciences de l’éducation, Morvan (1995, cité par Blanchard-Laville, 1999) émet l’idée que la posture clinique pourrait être caractérisée par une « attention particulière à la réalité psychique des sujets aux prises avec des difficultés tant dans le rapport à eux-mêmes que dans l’ajustement à leur milieu de vie » (p.19). Ardoino (1989, cité par Cifali, 2001) ajoute à son tour une dimension systémique et relationnelle définissant la posture clinique de la manière suivante :

« Est donc proprement clinique, aujourd’hui, celui qui veut appréhender le sujet (individuel et/ou collectif) à travers un système de relations (constitué en dispositif), c’est-à-dire au sein duquel le praticien, ou le chercheur, comme leurs partenaires, se reconnaissent effectivement impliqués, qu’il s’agisse de viser l’évolution, le développement, la transformation d’un tel sujet ou la production de connaissances en soi comme pour lui ou pour nous » (p.121).

Cette courte revue de la littérature concernant la définition de la posture clinique a permis d’importants remaniements de ma posture d’accompagnement. Étant donné que je viens également du métier pour lequel se forment les étudiants, j’ai pris conscience que j’avais tendance à endosser une posture uniquement centrée sur les enjeux et les dilemmes de la situation professionnelle vécue par ces derniers en stage. J’ai dû apprendre à me positionner ailleurs, à endosser une posture plus centrée sur l’étudiant, sa subjectivité, et sur le rapport que ce dernier entretient avec sa pratique professionnelle.

Pour Cifali (2007), la démarche clinique en analyse de pratiques est « en filiation épistémologique avec la manière dont la psychanalyse a construit ses connaissances » (p.14), étant donné que cette démarche tient compte des situations professionnelles singulières pour construire du savoir ; qu’elle tente de comprendre les enjeux d’une pratique parlée et déroulée au sein d’un dispositif ; qu’elle recherche « la construction d’une pensée dans l’action professionnelle » (Cifali, 2007, p.15). Je me suis alors questionné à propos du cadre et du dispositif d’analyse de pratiques professionnelles qui pourraient découler de cette posture. Mes expériences et réflexions au sujet de ces deux éléments de mon accompagnement seront présentées plus loin dans cet article.

Cette posture clinique exige aussi des qualités particulières en accompagnement pour travailler la pratique professionnelle. Elle implique une certaine présence de la part de l’animateur à la situation professionnelle exposée et à la façon dont l’étudiant est impliqué personnellement, même si l’animateur connaît ce qui se passe et qu’il l’a déjà rencontrée dans d’autres situations (Cifali, 2007). Pour ma part, j’ai dû apprendre à laisser la place aux étudiants pour analyser les déterminants, enjeux et dilemmes inhérents aux pratiques sans plaquer mes connaissances, ruses et compétences liées au métier d’enseignant spécialisé. Je pars désormais du présupposé que ce déplacement dans ma posture d’accompagnement donnera la possibilité aux étudiants de développer leur réflexivité sur ce qui se passe dans leurs pratiques, d’affronter leurs ambivalences et leurs résistances au sein des actions professionnelles (Perrenoud, 2005). Pour Cifali (2007), endosser cette posture réflexive sur sa pratique permet aux étudiants «de comprendre après coup les enjeux, les lignes de tension, et peut-être nous déplacer, espérer aussi qu’un travail sur la difficulté éprouvée peut devenir le garant de la construction d’une éthique, d’une manière de se guider » (p.15).

L’animateur fait également l’hypothèse que le groupe d’étudiants participant au dispositif d’analyse de pratiques serait une ressource importante pour l’autre qui traverse une difficulté professionnelle (Cifali,2007). Par mes interventions, j’apprends à développer un cadre relationnel et un dispositif permettant aux étudiants d’analyser ensemble les pratiques professionnelles, de mutualiser leurs expériences et réflexions en groupe. Je me souviens encore de certaines de mes interventions où je me glissais souvent dans une posture souhaitant que le processus de réflexion groupal aboutisse absolument sur des pistes concrètes, quitte à les proposer moi-même. À ce sujet, Enriquez (2018) indique que toute activité d’accompagnement s’enracine dans plusieurs modèles imaginaires (formateur, thérapeute, accoucheur, analyste, militant, transgresseur…) convoqués par certains désirs (de réparer, de changer, de libérer voire de détruire ou de guérir). Il affirme que ces modèles sont nécessaires pour envisager et conduire un accompagnement, mais le problème réside dans le fait que si l’animateur « s’incruste dans une position, s’il pense être celui qu’il croit ou veut être, s’il se laisse porter par ses phantasmes sans les interroger, il ne pourra pas mettre en question son statut, son pouvoir et leurs effets sur les autres et lui-même » (p.159).

La posture clinique implique la recherche constante et fragile d’une juste distance relationnelle entre l’animateur et le groupe d’étudiants, car ces derniers se trouvant en formation ne sont pas dans la même position que l’animateur (Cifali, 2007). Porté par ma propre histoire, j’étais amené à travailler mes sentiments, à tenir compte de mes fragilités et de mes blessures narcissiques ; à mener un retournement sur soi afin que les étudiants ne deviennent pas les otages de mes affects. Menant une réflexion sur les sentiments éprouvés durant l’animation du dispositif, je constate qu’ils sont devenus petit à petit un guide me donnant la possibilité de comprendre ce qui se joue dans les pratiques professionnelles et de me repérer en tant qu’animateur au sein de l’intervention en analyse de pratiques.

Cette posture exige également la capacité à prévoir, à planifier et à programmer l’intervention ainsi qu’à attendre des effets (Cifali, 2001). Pour cela, un contrat est passé avec les étudiants. Ils sont amenés à écrire une situation issue de leur pratique professionnelle. Je leur demande de me la transmettre avant la séance afin de me préparer à l’animation du dispositif d’analyse. Cependant, j’apprends également à jouer avec les aléas et le hasard, à faire des paris et à accepter de travailler avec une « incompréhension chronique » (Cifali, 2001, p. 123) des pratiques exposées par les étudiants. Cette posture exige également de ma part une recherche constante de lucidité concernant les rapports de pouvoir avec ceux que j’ai à accompagner et la place institutionnelle qui m’y est faite (Cifali, 2007) pour mener mes interventions en analyse de pratiques professionnelles en contexte de formation.

La posture clinique implique également des risques. En l’adoptant, je constate les défis suivants : amener les étudiants à comprendre et à analyser les pratiques professionnelles à partir de l’enchevêtrement du psychique avec le social (Cifali, 2002) afin de dépasser le risque de psychologisation des rapports sociaux, et expliciter de manière systématique les apports de cette posture au sein des instituts de formation partageant une vision « compassionnel » (Rochex, 2010, p.113) à son égard et estimant qu’elle produit uniquement des effets thérapeutiques. Ces risques sont d’autant plus présents dans l’accompagnement des étudiants en formation à l’enseignement spécialisé, étant donné qu’ils perçoivent et parlent de leur futur métier comme un contexte de crise généralisée ; que les institutions scolaires ont perdu une grande partie de leur autorité symbolique ; que les injonctions prescriptives, parfois paradoxales, de ce métier limitent leurs actions professionnelles et que les liens sociaux se fragilisent entre les différents professionnels travaillant à construire et à réaliser le projet éducatif des élèves.

3. Dispositif d’analyse des pratiques professionnelles

Ce chapitre expose la façon dont le cadre relationnel a évolué au gré de mes réflexions concernant la posture clinique, ainsi que le dispositif d’analyse de pratiques professionnelles proposé actuellement aux étudiants. Ce dernier se structure en deux étapes : une première centrée sur un travail d’écriture individuel, sous forme de récit, d’une situation professionnelle vécue sur le terrain par les étudiants, et une deuxième centrée sur l’analyse groupale de la pratique. Cette deuxième étape est à son tour façonnée par des phases successives au service de la pratique réflexive des étudiants.

3.1. Cadre relationnel

Afin que la dimension subjective du sujet ainsi que le rapport que les étudiants entretiennent avec leur pratique professionnelle soient convoqués dans l’espace d’analyse des pratiques professionnelles, je me disais qu’il fallait penser, dans mon accompagnement, au cadre relationnel susceptible de les favoriser. C’est pourquoi les travaux de Blanchard-Laville (2006, 2008), concernant les conditions à installer par l’animateur du dispositif de pratiques professionnelles, ont attiré mon attention.

Au début de mes interventions, je me disais que le cadre relationnel consistait à faire émerger les conditions éthiques au sein desquelles évoluaient les étudiants pour comprendre et analyser leur pratique professionnelle. Mon intention de départ était de proposer un processus de réflexivité dans un climat de confiance. Toutefois, lors de mes premières expériences en animation, je me suis aperçu que j’adoptais une posture soit rigide, assurant ainsi un certain contrôle sur les échanges réalisés entre étudiants, soit de laisser-faire empêchant le développement d’un processus de réflexivité groupal, où l’intelligence collective serait convoquée pour analyser la pratique professionnelle.  Je ne me rendais pas compte que cette posture d’accompagnement antinomique était surtout au service d’une fonction défensive de ma part (Blanchard-Laville, 2008). Je me suis alors questionné sur le cadre dans lequel chacun d’entre nous, animateur et étudiants, pouvait évoluer : comment le construire ? Quelles règles proposer ?

Au fil de mes recherches à ce sujet, j’ai découvert que pour Blanchard-Laville (2008), le cadre du dispositif d’analyse de pratiques professionnelles apporte essentiellement des repères temporels et spatiaux afin que les étudiants se sentent « suffisamment en sécurité narcissique pour travailler collectivement dans un esprit de coopération » (p.138). Elle indique qu’il doit également convoquer un espace où les différences de points de vue et d’analyse puissent s’exprimer sans que des attaques au lien, des jugements déguisés en éléments d’analyse prennent la place de la capacité à élaborer les pratiques professionnelles en groupe et empêchent la mise en œuvre d’un processus de réflexivité au service de la pratique des étudiants (Blanchard-Laville, 2008).

Actuellement, le cadre est constitué des repères suivants :

  • faire attention aux autres, en prenant la parole avec respect et bienveillance pour explorer ou proposer des hypothèses de compréhension à propos de la pratique exposée par un pair ;
  • faire attention à soi en exprimant ses besoins et ses inconforts lors du processus groupal d’analyse ;
  • faire preuve d’ouverture aux ressentis et cadres de référence de chacun ;
  • respect des décisions prises en commun et des horaires ;
  • s’impliquer au mieux dans la mesure des possibilités de chacun ;
  • faire preuve de confidentialité de tout ce qui se dit pendant la séance afin de protéger les personnes et les institutions impliquées dans les situations professionnelles exposées.

Ces repères sont présentés au début de mon accompagnement et ensuite discutés et négociés avec les étudiants. J’ai remarqué que cette manière de faire suscitait davantage une compréhension commune des conditions dans lesquelles ce dispositif particulier d’accompagnement prenait sa place au sein de leur parcours de formation. Étant le garant du cadre, je m’efforce de faire vivre ces règles par ma manière d’intervenir, de reformuler et de me placer au sein du groupe. Je les active avant chaque séance, comme un rituel de démarrage délimitant ainsi un espace de sécurité suffisamment contenant ; un espace conçu comme une « enveloppe filtrante » (Blanchard-Laville, 2017, p. 222) au sein duquel les étudiants peuvent penser et analyser les pratiques professionnelles éprouvées (Blanchard-Laville, 2006).

3.2. Récit écrit de la pratique 

Pour Cifali (2001), écrire l’expérience sous forme de récit donne la possibilité aux étudiants de rendre intelligible les situations et d’appréhender la complexité des enjeux liés à leur pratique permettant ainsi de s’y retrouver en tant que sujet professionnel. Avant chaque séance d’analyse de pratiques professionnelles, l’étudiant exposant une situation au groupe mène en amont un travail d’écriture. La situation choisie concerne un événement qu’il souhaite explorer, comprendre et analyser, concernant sa pratique professionnelle sur le terrain. Après avoir décrit le contexte général de cette dernière, il expose ensuite les éléments qui ont fait événement pour lui et qui le questionnent : ce qui s’est passé, la façon dont cela s’est passée, où, quand, les personnes présentes et la manière dont l’étudiant l’a vécu. Ce texte se termine par la formulation d’une ou de plusieurs questions concernant la problématique soulevée et la difficulté rencontrée par l’étudiant. Il est ensuite invité à me le transmettre. Cet élément contractuel me permet de préparer au mieux la séance d’analyse de pratiques professionnelles. Elle me permet de planifier mon intervention en tant qu’animateur, mais en aucun cas d’apporter des réponses expertes concernant la pratique exposée. En lisant les écrits des étudiants avant les séances, j’ai constaté les bénéfices suivants de ce travail d’écriture : amenés à prendre leur place en tant que « je », indispensable au développement de leur identité professionnelle, ils posent des mots sur les sentiments éprouvés et les actions menées afin de les réfléchir après-coup et de les mettre en perspective ; racontant les difficultés rencontrées, les tensions éprouvées à la suite d’injonctions professionnelles parfois paradoxales, ils sont plus à même d’identifier les dilemmes pédagogiques, didactiques et relationnels liés à la pratique professionnelle. Cet exercice autorise « le déplacement de soi face à ce qui est arrivé » (Cifali, 2001, p.133) constituant ainsi une première tentative d’intelligibilité de la pratique professionnelle, un premier temps d’analyse individuelle de la pratique.

3.3. Phases du dispositif 

Mon dispositif d’analyse de pratiques en contexte de formation se réfère actuellement aux travaux de différents auteurs (Ardoino, 1993 ; Ardoino & Berger,1980 ; Etienne & Fumat, 2014 ; Lamy, 2002 ; Robo, 2005, 2023). Ce dispositif propose un processus d’analyse groupale constitué de plusieurs phases au service du développement de la pratique réflexive des étudiants. Ce sous-chapitre décrit les différentes phases du dispositif.

Lors de la première phase, j’invite l’étudiant à exposer oralement la pratique professionnelle décrite antérieurement sous forme de récit écrit. Il est désormais invité à dire librement ce qu’il lui paraît utile. Les autres étudiants sont invités à l’écouter sans l’interrompre, notant éventuellement des points qui leur paraissent importants. Pour ma part, je m’efforce d’observer le rapport que l’étudiant entretient avec la pratique exposée, focalisant mon attention sur le non-verbal, ses gestes, son regard, le ton et le volume de la voix, les émotions dégagées et les faits racontés. Ces observations offrent des indications précieuses sur la manière dont l’étudiant se situe dans son récit. Elles me permettent d’ajuster ma posture d’accompagnement. Parfois, en fonction de la maturité du groupe, ces observations sont également prises en charge par un des membres du groupe. Elles sont exposées et analysées entre les étudiants dans la phase de bilan.

Avant de passer à la phase suivante, je propose à l’étudiant de formuler les questions qu’il se pose, celles qui font du sens pour lui et qui sont représentatives de ce qu’il souhaite comprendre au sujet des déterminants et des dilemmes de sa pratique professionnelle. Ces questions peuvent évoluer par rapport à celles écrites initialement. Souvent, je les écris au tableau. J’ai observé que cette trace écrite encourage l’ensemble des étudiants à penser de manière collective la pratique évoquée, à s’engager dans le processus d’analyse groupale en fonction de leurs expériences et de leurs référentiels.

S’ensuit la phase d’exploration, dans laquelle je propose au groupe de questionner l’exposant. Je les invite à poser des questions favorisant la récolte d’informations factuelles sur le contexte et sur la recherche de sens sur ce que la pratique met en jeu pour l’exposant. En préambule de cette phase, j’attire l’attention des étudiants sur le sens qu’ils donnent aux questions posées : pourquoi cette question à ce moment-là ? Au service de qui ? Au service de quoi ?  Je veille à ce que l’exposant ne soit pas assailli par des propositions de pistes déguisées en question ; à ce qu’il se sente suffisamment en sécurité ; à ce qu’il se sente libre de ne pas forcément répondre aux questions pour des raisons liées à la manière dont il est encore pris affectivement dans ce qu’il expose de sa pratique. J’ai observé que les questions et les réponses permettent de préciser la situation par l’apport de nouveaux éléments de compréhension auxquels l’exposant n’avait pas pensé. En tant qu’animateur, l’objectif de cette phase consiste à mobiliser un processus réflexif groupal favorisant un nouveau regard sur la pratique ; à observer la manière dont les étudiants questionnent, analysent et mettent en lien les différents niveaux de réalité de la situation (Ardoino & Berger, 1980) ; à les encourager à explorer et à analyser, si nécessaire, par leurs questions d’autres dimensions de la pratique exposée.

Le processus d’analyse groupal se poursuit par une phase d’interprétation. Pour favoriser le processus de décentration chez l’étudiant présentant la situation, Faingold (2014) suggère qu’il n’y ait aucune interaction entre le groupe et l’exposant. Je propose alors à ce dernier de quitter symboliquement le groupe, de prendre des notes sans intervenir sur ce qui est évoqué par les autres étudiants. J’ai observé que cela n’était pas toujours aisé tant pour l’exposant que pour le groupe. J’encourage le groupe à s’exprimer librement ; à faire référence à leur propre vécu professionnel ; à envisager des hypothèses sur la façon dont l’exposant construit sa réalité professionnelle et la problématique évoquée dans la pratique (Elkaïm, 2012) ; à formuler des hypothèses de compréhension concernant les différents problèmes que pose la situation ; à analyser les interactions entre les différents niveaux de réalité de la pratique (Ardoino & Berger, 1980). De mon côté, j’interviens soit pour formuler des hypothèses de compréhension afin de participer au processus d’analyse, soit pour faciliter et conduire le groupe à poursuivre le travail de réflexivité autour de la pratique. Mon intention est de les emmener à envisager la pratique professionnelle comme des systèmes complexes en relation traversés par des enjeux pédagogiques, didactiques, relationnels, transférentiels, mais également organisationnels, politiques et sociétaux (Morin, 1990 et Le Moine, 1994 cités par Avet L’Oiseau & Loser, 2021).

S’ensuit une phase dans laquelle les étudiants explorent le champ des possibles proposant ainsi des pistes et des idées au service du développement de leur pouvoir d’agir sur le terrain. Cette phase a pour objectif de dégager des savoirs d’action permettant la maîtrise des normes professionnelles et de fournir des repères au service des remaniements identitaires et professionnels engendrés par leur parcours de formation à l’enseignement spécialisé (Blanchard-Laville, 2017 ; Charlier et al., 2020).

Une phase de réaction est proposée à l’exposant. Après avoir réintégré symboliquement le groupe, celui-ci est amené à exprimer en groupe ce qu’il retient à propos des éléments d’analyse évoqués ainsi qu’à propos des perspectives suggérées pour développer son pouvoir d’agir professionnel. Le groupe est invité à écouter sans interrompre l’exposant.

Le dispositif se termine par une phase de bilan sur la dynamique groupale vécue par les étudiants. Ils sont invités à s’exprimer sur ce qu’ils viennent de vivre individuellement et en groupe ; sur ce qu’ils retiennent à propos des éléments d’analyse évoqués pour leur pratique. Ils sont également invités à suggérer des réajustements liés au processus d’analyse, à la manière dont ce processus a été conduit par l’animateur ; ceci dans le but de développer leur sentiment d’appartenance au groupe, mais également de réajuster l’accompagnement proposé par l’animateur.

4. Conclusion

La possibilité de mener un travail d’écriture sur ma posture clinique et sur le dispositif d’analyse de pratiques professionnelles que je propose en contexte de formation s’est présentée à moi à la fois comme une opportunité et un défi. Il faut dire que l’écriture de cet article m’a permis d’expliciter la manière dont j’agis professionnellement, parfois de manière incorporée, inconsciente et intuitive.

Je n’ai pas mené de recherche auprès des étudiants pour savoir si la posture clinique d’accompagnement et le dispositif d’analyse de pratiques professionnelles proposés leur permettaient de développer non seulement une posture réflexive professionnalisante, mais également des savoirs d’expérience au service de leur pratique. Il serait sans doute intéressant de les interroger à ce sujet afin de poursuivre mes recherches sur ces deux objets : posture clinique et analyse de pratiques professionnelles.

Pourtant, j’estime que ce dispositif particulier de formation ainsi que la posture clinique que je m’efforce de développer dans mon accompagnement assurent la transmission de quelque chose qui ne se réduit pas à des gestes techniques, bien que ces gestes soient également essentiels pour mener à bien ce métier. Pour moi, ce quelque chose serait alors de soutenir « la posture à trouver pour qu’un enseignant assume progressivement de pouvoir tenir sa place » (Blanchard-Laville, 2017, p. 223), personnelle et professionnelle, auprès des élèves relevant de l’enseignement spécialisé.

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Notes 

[1] Le masculin générique a été privilégié afin d’alléger le texte.