Hélène Belou

Formatrice-consultante GRIEPS (Groupe de Recherche et d’Intervention
pour l’Éducation permanente des Professions Sanitaires et Sociales)
h.belou@grieps.fr 

Résumé

Dans le prolongement de la technique des trois colonnes de Robo, l’article témoigne de la mise en œuvre d’un dispositif d’APP imaginé en quatre colonnes pour co-analyser des pratiques professionnelles. Cette 4ème colonne vient présenter la synthèse du réfléchissement du narrateur comme point d’étape utile à la prise de conscience de son cheminement dès la fin de la narration et, comme point d’étape nécessaire au groupe pour les questions d’élucidation. L’article en présente les arguments, son déroulé ainsi que les réflexions des bénéficiaires et de celles de l’auteure, animatrice et participante à la fois, utilisant ce dispositif.

Mots-clés 

auto-analyse, co-analyse, écriture réflexive, quatre colonnes

Catégorie d’article 

Témoignage

Référencement 

Belou, H. (2023). « Quatre colonnes » pour co-analyser des pratiques professionnelles : retour d’expérience Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 24, 39-50. https://www.analysedepratique.org/?p=5617.


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« Four columns » for co-analysis of professional practices : feedback
Abstract

Following on from Robo’s three-column technique, this article describes the implementation of a four-column PPA system designed to co-analyse professional practices. This fourth column presents a summary of the narrator’s reflections, as a useful step in raising awareness of his progress at the end of the narrative, and as a necessary step for the group in clarifying questions. The article presents the arguments, the process and the reflections of the beneficiaries and those of the author, both facilitator and participant, using this device.

Keywords

accompaniment, ethics, power of action, reflexivity


« Quatro colunas » para co-análisar de práticas profissionais: reação às experiências
Resumo

Seguindo a técnica de três colunas de Robo, este artigo descreve a implementação de um sistema de APP de quatro colunas projetado para coanalisar práticas profissionais. Essa quarta coluna apresenta um sintese das reflexões do narrador, como uma etapa útil para torná-lo consciente de seu progresso no final da narrativa e como uma etapa necessária para o grupo esclarecer perguntas. O artigo apresenta os argumentos, o processo e as reflexões dos beneficiários e as da autora, tanto animadora quanto participante, usando esse dispositivo.

Palavras-chave

autoanálise, coanálise, escritura reflexiva, quatro colunas


 

Une introduction présente le contexte et la perspective dans laquelle est menée cette expérimentation en quatre colonnes. Ensuite vient l’opérationnalité de celle-ci, suivie d’un retour à chaud des participants. Une conclusion propose une réflexion sur les effets du dispositif en quatre colonnes. Celle-ci cherche à recueillir des traces ou indicateurs de réflexivité chez les participants afin d’évaluer la pertinence de ce dispositif dans les conditions et le contexte donnés.

1. Contexte

L’analyse des pratiques professionnelles (APP) comme moyen managérial constitue une demande de plus en plus importante parmi celles que je reçois en tant que formatrice. L’évaluation des compétences au travail[1] ne se centre plus seulement sur la performance des professionnels (travail visible), mais tient compte en plus, des raisonnements, des prises d’informations, des prises de décisions, et de la mobilisation de ressources internes et externes participant à satisfaire le travail demandé.

Cette approche par les compétences illustre la réalité de la mise en œuvre combinée de l’activité d’un professionnel (Tardif, 2006). C’est tout cela que peuvent venir mettre à jour les APP en même temps qu’un travail sur et pour le groupe, faisant équipe.

Ainsi les demandes des entreprises envisagent les APP comme « perspectives d’accompagnement, d’intelligence collective et de réflexivité » (Thiébaud et Vacher, 2020).

C’est dans ce contexte que j’ai accompagné un groupe de neuf cadres de santé hospitaliers ; leurs objectifs étant de savoir conduire des séances d’APP au profit de leurs équipes soignantes.

2. Démarche

2.1. Les enjeux

Mon défi en tant que formatrice pour ce public est double. Premièrement, faire comprendre ce que recouvrent les APP par des explications théoriques simples et concises et deuxièmement faire expérimenter, en condition réelle, les effets, et postures convoquées pour une compréhension par le biais du sensible (cognition incarnée[2]). Je rappelle qu’une initiation en APP leur a été donnée lors de leur formation Cadre de Santé. Le protocole GEASE[3] (Groupe d‘Entraînement à l’Analyse de Situations Educatives) est un protocole emblématique pour présenter les APP.

L’enjeu est de présenter, pour répondre aux objectifs de la formation des dispositifs, des méthodes, protocoles facilement maniables, peu coûteux en temps, qui satisferaient les visées de réflexivité d’une part, et permettraient d’autre part, la « dépose » émotionnelle et subjective générée par les situations de travail. Après avoir expliqué et fait réaliser avec ce groupe de neuf cadres une séance d’APP avec la méthode GEASE je propose d’envisager un autre dispositif dit des « quatre colonnes », estimant que cette façon de faire pourrait fonctionner dans leur contexte.

2.2. La technique dite des “quatre colonnes”

Je me suis appuyée sur la technique des “Trois colonnes” de P. Robo[4] (Robo, 2018), qui la définit comme “une technique basée sur l’écrit et utilisée au départ pour permettre, favoriser, développer des démarches d’auto-analyse et de co-analyse de pratiques professionnelles à partir de l’évocation de situations vécues”.

La colonne permet d’organiser son récit en trois compartiments.

Colonne 1 Colonne 2 Colonne 3
Écrit libre d’une situation, un fragment d’un vécu professionnel quel qu’il soit, réussi ou non et dans lequel la personne est présente et actrice.

Le questionnement

Toutes les questions qui ont émergé pendant et après ce vécu, sans chercher concomitamment des réponses qui pourront venir après ce temps d’écriture.

Hypothèses de compréhension si possible multidimensionnelles.

« Je fais l’hypothèse que cette situation en est arrivée là parce que… ».

Elle se conduit en binômes et repose sur quatre temps :

  1. Tout d’abord en trente minutes, chacun rédige ses trois colonnes à partir d’une situation vécue personnellement et qu’il souhaite analyser.
  2. Puis, il communique à l’autre membre du binôme uniquement sa première colonne.
  3. Après écoute, ce dernier renseigne les colonnes 2 et 3 avec ses propres questions et ses propres hypothèses de compréhension.
  4. Enfin, le binôme procède à l’échange de leur deuxième et troisième colonne, découvrent toutes les questions et hypothèses à propos de chacune des deux situations évoquées. Le partage permet la distanciation et le travail réflexif.
2.3. Motivations à l’ajout d’une quatrième colonne

En clair, la technique des trois colonnes cadence l’expression du fragment de situation, le questionnement et les hypothèses de compréhension.

Pour ma part, il me semble que renseigner ces trois colonnes est un travail d’analyse et de réflexivité très exigeant d’un point de vue cognitif et rétrospectif. Je fais l’hypothèse que tout un chacun n’est pas en mesure, non seulement d’avoir une situation, ni même un fragment et encore moins de questionner sa situation et d’en avoir des hypothèses compréhensives. L’écriture en autonomie est exigeante. De plus, s’engager en binôme dans une activité réflexive demande de s’engager avec confiance dans le processus et avec confiance dans la relation avec son binôme. Cette confiance demande du temps et des allers et retours entre émotions et cognition, accueil de la relation à l’autre.

La forme en tableau invite à commencer de gauche à droite, de la colonne 1 à la colonne 3, soit du fragment de la situation aux hypothèses. Or, le postulat que je défends ici est que la conscience d’une situation peut être facilitée par l’expression d’états mentaux (émotions, sentiments, affects) plus ou moins conscientisés.

Comme le précise le schéma ci-dessous, les participants peuvent venir en séances d’APP dans un état d’esprit bien particulier, allant de la motivation intégrée à la non-envie. Rechercher ses états, permettre l’expression de ses états mentaux peut donner lieu à l’émergence d’un fragment de situation à analyser. Il est ici fondamental d’accueillir tout ce qui vient. C’est tout l’art du travail réflexif que de transformer l’interprétation de jugement en quelque chose de plus étayé. Passer par le partage de ses états mentaux est le lieu de la 4ème colonne, intitulée « Point d’étape » qui précise : « Ai-je une demande ? Une question ? Une exclamation ? Un sentiment qui persiste ? Une envie ? Une non-envie ? Un désir ? Un besoin ? Quelque chose à dire, à libérer ? ».

La consigne est de demander aux participants de renseigner soit les colonnes de 1-4 ou de commencer par la 4ème ou de faire des allers et retours entre la colonne 1 et 4.

Ce qui me plait dans la première colonne telle que présentée par P. Robo, ce sont les mots « fragment de situation ». Lire cette consigne est très apaisant. Il ne s’agit pas d’écrire une situation dans son extensivité – ce qui pourrait affoler – « voyons où commence ma situation, où finit-elle ? » non, juste un fragment. C’est pourtant dans ce fragment que réside toute la cristallisation du moment à « réfléchir[5] ». C’est même très intéressant de demander ce fragment comme un résumé de pensée. Il y a dans ces mots choisis, une sémantique si singulière du moment actuel, qui intéresse, questionne, gêne, tient et retient.

Voici l’exemple d’un participant commençant sa narration par un sentiment : « J’en ai marre que les patients se crachent dessus ! » Ce participant a commencé par l’expression d’un sentiment. A contrario, une participante qui proposait, elle une véritable question problématisée : « J’aimerais savoir comment articuler mon rôle d’Infirmière en pratique avancée (IPA) de telle sorte à soutenir les équipes soignantes par mon expertise tout en ne freinant pas leur créativité ».

Ces deux exemples illustrent comment chacun peut arriver en séance d’APP avec une conscience plus ou moins avancée et/ou consistante d’une situation professionnelle.

2.4. Présentation du dispositif

J’envisage la technique en 4 colonnes comme suit :

Colonne 1

Fragment de situation

Colonne 2

Questionnement

Colonne 3

Hypothèses

Colonne 4

Point d’étape

Ecrire un fragment de la situation

Contexte : où, qui, quoi, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
(les faits)

Un moment décisif, particulier : qu’est-ce
qu’on m’a dit ?
(les dires)

Qu’est-ce que j’en ai perçu ?
(les interprétations),

Mes sensations, ressentis, émotions, images, réactions…

Les questions que cela me pose à ce jour ?

Question 1

Question 2

Question 3

Mes hypothèses explicatives en regard des questions

Des essais de réponses qui vont dans le sens de la compréhension de ce qui s’est passé et non dans le sens de résolution de problème : peut-être est-ce … ?

Ai-je une demande ?

Une question ?

Une exclamation ?

Un sentiment qui persiste ?

Une envie ?

Un désir ?

Un besoin ?

Quelque chose à dire, à libérer ?

 

3. Récit d’une séance

3.1. Présentation du dispositif
  1. Afin d’engager le groupe, je présente la technique des trois colonnes de P. Robo et explique qu’en accord avec lui, je me permets de prolonger sa technique avec une 4ième colonne qui offre la possibilité de se connecter à ses émotions et/ou ressentis pour initier le fragment de situation ou, dans la suite logique des colonnes 1-2-3 amène la demande, le besoin, la perception de la situation à ce jour.
  2. Je donne à chacun 2 feuilles avec les quatre colonnes en format paysage.
  3. Je rappelle les principes qui sous-tendent ce moment de partage réflexif : « authenticité, confidentialité, non évaluation-contrôle, suspension du jugement par l’auteur et l’accompagnateur, l’interdit du conseil ».
  4. Les binômes se constituent par affinité. Mais, ce jour-là, le groupe compte un nombre impair. Spontanément, un participant requiert ma participation. J’accepte l’invitation. En aucun cas, je ne m’impose pour compléter un binôme, car j’imagine que ma posture de formatrice peut gêner des participants malgré le cadre de bienveillance posé. Il se peut alors qu’il y ait un trinôme, c’est le choix du groupe. Dans l’exemple proposé ici, je fais partie à ce moment des binômes analysant des pratiques avec quatre colonnes.
  5. Je présente le timing énoncé dans la technique par P. Robo, tout en autorisant à passer à la phase suivante si chacun a fini dans le temps proposé.
3.2. Les différentes étapes
Temps Consignes
30 min Chacun renseigne seul les trois colonnes sur sa propre feuille
2-5 minutes

Chacun lit son fragment à son binôme et les éléments de la 4ème colonne qui présente le point d’étape (4ème colonne)

Ce dernier peut être partagé ou pas.

20 min Chacun renseigne seul les colonnes 2 et 3 à partir du récit reçu de l’autre sur l’autre feuille
30-40 min

Mise en commun par binômes des colonnes 2 et 3

Echanges

Temps de retour à soi et de prise de conscience

Temps de remerciements

4. Métaréflexion

Le travail en binôme étant terminé. Je propose un temps d’expression des ressentis. Premièrement à chaud, par l’expression libre. Cette technique apporte beaucoup de liberté et engage ensuite pour un travail réflexif plus méthodique. Les enjeux de cette méta réflexion se font à plusieurs niveaux. Il s’agit de faire exprimer les ressentis et les effets du travail en quatre colonnes. Ensuite, cette réflexion permet au groupe d’imaginer l’opérationnalité de la technique dans le contexte.

Après le temps d’expression libre, je propose une réflexion plus organisée. Je demande au groupe d’imaginer les critères et indicateurs d’effets attendus de cette séance. Ce travail est demandé en demi-groupe pour plus d’efficacité.

Critères Indicateurs
Validité

Ce moment d’APP a-t-il permis de vivre un moment de partage et de réflexivité ? Recul, distanciation, décentration, (Belou 2020, Campanale, F. (2007)) ?

Des émotions, sentiments états subjectifs ont-ils pu être déposés ?

L’impression générale est-elle positive ?

L’impression générale est positive sans pour autant qu’il y est sentiment de compréhension plus élargie ?

Respect des principes : confidentialité, non évaluation-contrôle, suspension du jugement par l’auteur et l’accompagnateur, l’interdit du conseil.

Le participant a-t-il pu venir avec son énergie du moment sans se sentir contraint ni jugé dans ce qu’il apporte ?

Les principes ont-ils été respectés et ont-ils servi la confiance et le partage ?

Opérationnalité Ce dispositif peut-il être transférable pour être opératif auprès des équipes ?
Efficacité

Que produisent chez les participants le travail en colonnes ?

Que produisent les intitulés des cases ?

Plus–value de la 4ème colonne Des intérêts ou non intérêts sont-ils exprimés ?
4.1. Appréciation générale

Tous les participants ont apprécié l’exercice. Nous présentons une analyse générale ainsi que les verbatim des participants.

La forme de l’exercice et l’écriture : « ça fait du bien d’écrire ! L’écrit libère la parole. Il y a des choses que j’ai écrites que je n’aurais jamais dites à l’oral ».

Dans le dispositif GEASE, le réfléchissement de sa subjectivité dans l’étape de la narration et de l’élucidation permet de prendre le temps d’énoncer, sa pensée, de l’étirer, peut-être de la raconter. Ici, contraint dans une colonne et par l’écrit, le locuteur doit condenser sa pensée, et pour cela, choisir des mots précis : « Je n’aurais jamais partagé à l’oral, devant le groupe, mon sentiment de culpabilité. Je me suis étonnée de lire ce mot écrit de ma part » ; « Voir écrire sa pensée donne du sens. J’ai ressenti que je pouvais être plus introspectif que je ne le pensais ! » ; « L’écrit me permet de me décentrer, de poser un jugement différent sur moi. Les mots ont été comme des petits galets sur lequel je pouvais marcher et qui m’emmenaient quelque part dans un endroit inconnu mais confortable ».

Les questions des cases : « Mon binôme et moi n’avions pas proposé les mêmes questions ?  On n’était pas orientés vers la même compréhension ; ça a croisé ou convoqué des champs référentiels auxquels on aurait pas pensé seul ».

Les hypothèses : « Écrire des hypothèses est un travail plaisant. On est dégagé des enjeux affectifs de la situation, c’est assez facile d’énoncer des hypothèses de notre point de vue ». A contrario, un témoignage précise : « Moi, j’ai trouvé gênant d’écrire des questions et des hypothèses sur le travail d’un autre ».

Le point d’étape : C’est la 4ième colonne qui propose une conclusion intermédiaire, une question, une exclamation, une demande ou l’expression d’un besoin. « Je me suis vue à ce niveau lever la tête, reculer dans mon siège et me dire : Alors où en es-tu maintenant ? » « Moi, au contraire, le point d’étape a été une exclamation, quelque chose de spontané, de posé qui synthétise mon état d’esprit du moment » ; « Moi j’ai écrit à ce stade trois mots clés qui définissent là où j’en suis maintenant dans le processus réflexif ».

Je demande aux participants quels seraient les bénéfices et les contraintes de l’utilisation de cet outil dans une pratique managériale, puisque c’est l‘objet de leur venue en formation :

Les atouts : « Je vois vraiment cela aidant pour les personnes timides. Voyez, moi, je n’ai pas ou peu parlé lors de l’expérimentation de la méthode GEASE, mais là, j’ai pu m’exprimer tout au long du processus, sur une situation me concernant d’une part et d’autre part en position de co-analysant ».

Les freins : « Je pense aux personnes qui auraient des difficultés à l’écriture ; ce peut être un frein. A moins que je demande d’écrire des mots sur des post-it par exemple et de jouer à déplacer ces post-it. Ce serait encore une autre manière de faire ».

4.2 Témoignage sur mon propre vécu en tant que participante

Comme précisé plus haut, le groupe comptant un nombre impair, un participant me propose de vivre ce moment d’analyse avec lui.

Je me sens tout de suite en confiance et je choisis de présenter une situation qui vient tout de suite. Il s’agissait d’une situation où j’avais la responsabilité de monter un dossier pour une revue professionnelle, sur le thème de sciences cognitives et où j’avais coopté un auteur réputé pour un article. Nous devions tous deux écrire un article. Lui ayant donné peu d’instructions voulant le laisser libre d’écrire, je me suis rendu compte que nos deux articles reprenaient les mêmes idées fortes, jusqu’au mêmes schémas. Ayant aussi remarqué la superposition, il a tiré de grands traits rouges sur les parties que j’avais écrites et qui faisaient doublon avec les siennes, critiquant vigoureusement mes interprétations. Moi qui admirais tant cet auteur, c’était pour moi désolant !

Pour cette APP, je renseigne la 1ère colonne avec entrain. Je suis effectivement contrainte par l’espace et m’applique à être précise dans mes mots. De suite, je me dis que cela est intéressant de poser une situation dans un espace contraint. Je me rappelle le principe des conférences TEDx dans lesquelles il s’agit de présenter un sujet dont on a l’expertise en 15- 20 minutes.

Du fait des colonnes, je me rends compte qu’il me faut davantage de temps et de réflexion pour travailler chacun des mots afin qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes pour une pleine compréhension de ma pensée. Réduire, permet de choisir et d’approfondir. Cette exigence me plait. Les questions et les hypothèses viennent aisément et je termine avec la colonne 4 qui propose un point d’étape qui sera pour moi une exclamation : « Plus jamais ça ! ». Mon partenaire d’APP sourit en la lisant !

A son tour, il me partage les questions que lui évoque ma situation. Ces questions sont toutes autres que celles que j’avais émises. J’en suis étonnée. Je les écoute mais elles me sont extérieures, elles ne parlent pas. Je les laisse passer sans m’y attarder. Puis, je me rends compte qu’elles accrochent quelque chose en moi. Mais je sens que je résiste. J’écoute encore.

Mon binôme m’apporte des hypothèses explicatives auxquelles je n’avais pas pensé. A ce moment, je porte plus d’intérêt à ce qu’il me renvoie car il me confie être expert en publication. Il a écrit une thèse et comprend ma situation.

Nous échangeons, je reprécise mon ressenti. Il comprend, fusionne son intérêt au mien, valide et par empathie, témoigne qu’il pourrait ressentir la même chose. Il m’explique que la responsabilité dans ce qui m’a affecté pouvait être partagée, élément auquel je n’avais pas pensé. Il me suggère que ce co-auteur aurait pu aussi bien clarifier la commande, demander plus d’informations sur le projet, les partenaires requis et les tâches de chacun…

De suite, je sens la tension qui tombe. Je le sens dans mon corps. Quelque chose lâche. Puis, il me propose un mot : « naïveté » et une hypothèse « Tout le monde ne partage peut-être pas ta bienveillance et ne connait pas le concept d’évaluation-accompagnement », dit-il ! Puis comme le demande l’exercice, nous changeons les rôles. Il évoque une situation satisfaisante.

En écoutant son récit, je suis à la fois centrée sur l’écoute mais ne peut m’empêcher d’être centrée aussi sur les questions et les hypothèses que je dois fournir. Cette sensation m’embête, car je ne suis plus dans l’écoute de l’autre. Je suis centrée sur moi et les questions ou hypothèses que je pourrai suggérer. Plus le récit avance, plus je me dis que je n’ai pas de questions ; il analyse déjà bien la situation. Tout semble clair. Que dire de plus ? A ce moment, je ressens du stress. Plusieurs hypothèses peuvent justifier ce stress : stress lié à la consigne où il est demandé de partager en binôme dans l’idée que le dialogue vienne enrichir l’autoanalyse. Ensuite l’hypothèse des rôles. Je suis à la fois formatrice et participante et il peut être attendu d’une formatrice un retour de qualité !

Au cours du partage, je lui dis simplement : « Je n’ai pas de questions et mes hypothèses rejoignent les tiennes ». Dans la 4ième case j’écris pour lui trois mots clés : « Rigueur, Cohérence, Générosité », qui sont pour moi, les concepts organisateurs de ce qui a été sa pratique et sa posture dans sa situation.

Que lui a apporté ce moment de co-analyse ? Je ne sais pas… Peut-être lui donner l’occasion de révéler à lui-même des contributifs positifs dans son exercice professionnel de cadre de santé. Il évoquait des « petits grains de sables positifs qui illuminent le quotidien d’une pratique professionnelle ».

4.3. Méta-réflexion distanciée

Plus tard dans la soirée, de retour dans le train, je repense à cette co-analyse. Les hypothèses que m’a proposées mon binôme sur ma situation m’apparaissent plus claires maintenant. Je les accepte. Je sens que je lâche encore. Je desserre les mâchoires enfermant une interprétation trop autocentrée. Je repense à ce mot qu’il m’a renvoyé « naïveté ».

Puis, je réfléchis aussi à notre échange et aux éléments de sa pratique qu’il m’a confiée. C’est étonnant comme le mot « naïveté » lui va bien aussi !

Saisie par ce constat, je repense aux trois mots que je lui ai proposé « Rigueur, Cohérence, Générosité ». Comme ces mots me vont bien aussi !

5. Conclusion

Je testerai ce dispositif en quatre colonnes lors de prochaines formations afin d’en vérifier la pertinence et pour en améliorer le dispositif.

Nous percevons le monde à travers nos propres filtres. J’entends quelque chose qui va faire écho et je donne à l’autre ce dont j’ai besoin. C’est en cela que la co-analyse permet ce jeu de miroir. Nous allons à la rencontre de nous-même en passant un moment avec l’autre.

Il se joue là, des instants si particuliers de notre humanité.

C’est pour cela qu’il n’y a pas d’exercices de démonstration en APP, comme pour voir « comment ça marche » !

Dès que nous proposons un moment d’APP, nous rejoignons les questions de P. Vermersch (2010)  « Qu’est-ce que je fais à l’autre avec mes questions ? Pour qui je me prends ? Pour qui je prends l’autre ? A quel type de relation je collabore ? ».

Références bibliographiques

Belou, H. (2020). Itinéraire d’une APP : suivre les traces de réflexivité.
Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 16, 118-129.
https://www.analysedepratique.org/?p=3573.

Campanale, F. (2007). « Analyse réflexive et autoévaluation dans la formation des enseignants : quelles relations ? ». In Jorro, A. Evaluation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.

Coudray, M.-A. et Gay, C. (2009). Le défi des compétences. Comprendre et mettre en œuvre la réforme des études infirmières. Issy-les-Moulineaux : Elsevier-Masson.

Dutriaux L.& Gyselinck V., Cognition incarnée : un point de vue sur les représentations spatiales Dans L’Année psychologique 2016/3 (Vol.116), pp. 419-465. Éditions NecPlus.

Robo, P. (2018). Trois colonnes, modes d’emploi. Pratiques auto/co-analysées par écrit. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 12, 31-39. https://www.analysedepratique.org/?p=2871.

Robo, P. (2003b). Pratiques professionnelles auto-analysées par l’écrit, Technique dite des Trois colonnes. http://probo.free.fr/ecrits_app/grille_phases_gfapp.pdf .

Tardif, J. (2006). L’évaluation des compétences. Documenter le parcours de développement. Montréal, Canada : Chenelière Éducation, p. 22.

Thiébaud, M. et Vacher, Y. (2020). L’analyse de pratiques professionnelles dans une perspective d’accompagnement, d’intelligence collective et de réflexivité.
Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 18, 43-69 et Le Codéveloppeur, vol 6, no 3. https://www.analysedepratique.org/?p=3716  et https://www.aqcp.org/wp-content/uploads/3.-thiebaud-vacher-revue-app-16juin2020.pdf.

Vermersch P. (2010). L’entretien d’explicitation, ESF.

 

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Notes

[1] Le concept de compétence n’est pas stabilisé et les définitions sont nombreuses. Nous faisons allusion ici à celle de J. Tardif comme « Savoir réagir complexe, mobilisant un ensemble de ressources internes (savoir, savoir-faire, savoir-être) et externes (outils, documents, experts), par rapport à une famille de situation ».

[2] Cognition incarnée considère que la représentation d’un concept, et plus généralement d’une connaissance, nécessite la réactivation des patterns d’activation cérébrale sensorimoteurs qui ont été activés lors de l’expérience réelle de ce à quoi renvoie cette connaissance. (Dutriaux & Gyselinck, 2016).

[3] GEASE : La méthode GEASE (Groupe d’Entrainement à l’Analyse de Situation Educative) est un protocole organisé en étapes, avec une temporalité définie, animée par un animateur formé, visant à amener un professionnel à expérimenter les mouvements de l’analyse des pratiques selon le cycle de Kolb (1984), ces mouvements étant soutenus par des interrogations et des hypothèses énoncées par un groupe de pairs.

[4] Formateur-consultant en APP.

[5] Réfléchir au sens de réfléchissement, c’est-à-dire isoler, mettre en exergue.