Stéphanie Mauduit

Cadre de santé – Ingénieure pédagogique
stephanie.mauduit92@gmail.com

Bernard Alix

Chef de Projet CNFT,
Président de la Maison du Travail Enseignant Université Paris X et CNAM
alix_bernard@orange.fr

Soulayman Abdoul Vagabou

Formateur – ingénieur pédagogique
soulayman368@hotmail.fr 

 


Résumé

Cet article présente un séminaire “Analyse de Pratiques” mis en place par Bernard Alix au sein de l’Université de Paris Nanterre pour les étudiants de Master 1 et 2 Ingénierie pédagogique en formation pour adultes. Ce dispositif, initialement organisé en présentiel, a subi des modifications en 2018 pour que des étudiants en formation à distance puissent y participer. Il se caractérise par des séances d’analyse de pratiques en distanciel enrichies de contrepoints mobilisant des concepts philosophiques, sociologiques et pédagogiques. En fin de séminaire, les étudiants doivent créer un objet symbolique représentant leur cheminement professionnel et intellectuel. Le contexte a amené le dispositif à évoluer vers l’hybridation numérique avec des aménagements pour sauvegarder la qualité d’accompagnement dont il sera question.

Mots-clés 

séminaire, philosophie, symbole, phénoménologie, distanciel

Catégorie d’article 

Expérience pratique

Référencement 

Mauduit, S., Alix, B. & Abdoul Vagabou, S (2022). Quand le distanciel s’invite au sein d’un séminaire APP orienté vers l’élaboration d’un objet symbolique. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 23, 112-133. http://www.analysedepratique.org/?p=5490.


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When the distanciel invites itself within a university seminar of Professional Practice Analysis oriented towards the elaboration of a symbolic object
Abstract

This article presents a seminar « Analysis of Practices » set up by Bernard Alix at the University of Paris Nanterre for students of Master 1 and 2 Educational Engineering in adult education. This programme, initially organised in person, was modified in 2018 so that distance learning students could participate. It is characterised by remote sessions of analysis of practices enriched by counterpoints mobilising philosophical, sociological and pedagogical concepts. At the end of the seminar, the students have to create a symbolic object representing their professional and intellectual journey. The context has led the system to evolve towards digital hybridization with adjustments to safeguard the quality of support that will be discussed.

Keywords

seminar, philosophy, symbol, phenomenology, distance learning


Quando o ensino à distância entra em jogo num seminário universitário sobre a Análise da Prática Profissional com vista à elaboração de um objeto simbólico
Resumo

Este artigo apresenta um seminário de « Análise da Prática » criado por Bernard Alix na Universidade de Paris Nanterre para estudantes de Mestrado 1 e 2 em Engenharia Educacional na educação de adultos. Inicialmente organizado como um seminário presencial, foi modificado em 2018 para permitir a participação de estudantes de ensino à distância. Caracteriza-se por sessões à distância de análise de práticas, enriquecidas por contrapontos que recorrem a conceitos filosóficos, sociológicos e pedagógicos. No final do seminário, os estudantes são convidados a criar um objeto simbólico que represente o seu desenvolvimento profissional e intelectual. O contexto levou o sistema a evoluir para uma hibridação digital, com ajustamentos para salvaguardar a qualidade do apoio que serão discutidos.

Palavras-chave

seminário, filosofia, símbolo, fenomenologia, ensino à distância


 

Dans un contexte de changement, d’innovation et de pandémie Covid-19 qui remettent en question les structures et l’organisation de l’action humaine, des évolutions sont nécessaires. L’univers de la formation est au cœur de ces préoccupations puisqu’il fait face à des contraintes multiples. Ainsi, la pédagogie et “l’agir en compétence” se repensent, les postures d’accompagnement se questionnent et s’enrichissent. Deux questions se posent alors :

Comment accompagner la transformation des dispositions et des postures des personnes issues des métiers de la formation ?

Comment garantir une même qualité de formation face aux contraintes organisationnelles induites par ce contexte ?

Ces différentes contraintes (pandémie Covid-19, optimisation des coûts de formation, etc.) ont ainsi amené à modifier des formations habituellement organisées en présentiel en hybridation pédagogique[1] ou en tout distanciel. Ceci pose la question du processus de socialisation et d’identification professionnelle des apprenants au sein du dispositif de formation. Le processus de socialisation professionnelle comporte en effet différentes phases (Hugues, 1958) :

  • une phase d’immersion dans la culture professionnelle qui permet au sujet de naviguer entre réalité et idéalisation du métier,
  • une phase d’identification au groupe de référence qui l’amène à trouver une cohérence dans cette dualité au travers des normes, valeurs et modèles comportementaux du groupe de référence,
  • une phase de conversion ultime où le sujet ajuste sa conception de soi avec les possibilités que lui offre la profession.

Un mécanisme de recomposition des modèles s’opère alors par le sujet qui ne sera plus dans une quête d’identité idéalisée, imprégnée de représentations iconographiques mais dans une quête de recomposition biographique, lui permettant de s’inscrire davantage dans le réel (Dubar, 2000). Ainsi, l’analyse de pratiques professionnelles (APP) semble s’imposer comme un dispositif socialisateur et moteur d’identification professionnelle. Elle offre en effet un espace ouvert, orienté sur la pratique, questionnant les attitudes et comportements professionnels, les représentations, les convictions, les valeurs et les normes. C’est en générant un climat socio-affectif favorable, des postures objectives accueillant inconditionnellement la parole de l’autre que s’opérera une dynamique coopérative permettant de se développer dans son identité professionnelle (Goffman, 1968).

Face à la pandémie, l’organisation des séances d’APP au sein des dispositifs de formation ont dû s’adapter en tenant compte des gestes barrières pour subsister. Le distanciel s’est alors invité, ce qui a généré des bouleversements et des réflexions pédagogiques pour garantir des modalités identiques.

Dans cet article, nous souhaitons explorer l’Unité d’Enseignement (UE) « Analyse des pratiques » que nous[2] avons vécu en tant qu’étudiants en Master 2 Ingénierie Pédagogique en Formation pour Adultes (IPFA) au sein de l’Université Paris Nanterre en 2019. Cette UE, organisée sous forme de séminaire, avait fait l’objet d’une transformation en hybridation numérique bien avant la pandémie.

Pour ce faire, nous avons tous deux fait appel à Bernard Alix, responsable de l’Unité d’Enseignement « Analyse des pratiques » dont il est question.

Rédigé de nos six mains, l’article présente le parcours de B. Alix, puis la singularité de son séminaire APP, ainsi que l’évolution en hybridation numérique de son dispositif. Nous conclurons en témoignant de notre vécu en tant que participants et narrateurs de séance ainsi que des transformations induites par le distanciel.

1. Bernard Alix, un parcours atypique au service d’un dispositif inaccoutumé

Avant de décrire le séminaire, il nous a semblé opportun de décrire tout d’abord le parcours de B. Alix. Son récit biographique permet en effet de mieux comprendre ce qui nourrit la singularité de son accompagnement et de la construction de son dispositif influencée par la démarche philosophique.

Originaire de Quiberon, B. Alix fait le choix risqué d’une orientation scolaire dans le champ technique pour quitter le pensionnat et la privation de son autonomie pour revenir vivre dans sa terre d’origine.

Ne manifestant aucune disposition pour l’univers de la micromécanique, il découvre pourtant l’intérêt pour l’automatisme. Parallèlement, son goût pour la littérature émerge. C’est par le biais d’événements et de rencontres qu’il découvre la philosophie après l’obtention du baccalauréat. Son initiation à la logique de l’automatisme va l’amener ensuite à questionner les théories de l’auto-organisation au travers du champ de la biologie portée par les théories de la complexité développées par Atlan[3] (Atlan, 1972) ou encore les systèmes autopoïétiques[4] conceptualisés par Varela[5] (Varela, 1989). Il va rapprocher les logiques formelles varélienne et hégélienne[6], toutes deux inscrites dans une logique d’auto-déploiement des systèmes, qu’ils soient biologiques ou philosophiques.

La double influence de Varela et de Hegel construit son rapport au monde, qui sera toujours perçu dans un couplage au réel. Cela le conduit à incarner ses réflexions au sein du Centre Nationale de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) où il se professionnalise autour des pratiques de formation des adultes. Sa rencontre, début 90, avec Hélène Trocmé-Fabre[7], pédagogue influencée par les travaux de Varela sera déterminante dans la conception que se forge Bernard Alix de l’activité d’apprendre jamais éloignée d’une démarche existentielle, voire spirituelle (Trocmé-Fabre, 1997).

Son intérêt pour le développement de l’autonomie et de l’autoformation le rapproche de Philippe Carré qui s’oriente plus particulièrement sur l’Apprenance en milieu professionnel. Celui-ci l’invite à enseigner au sein de l’Université de Nanterre auprès d’étudiants se destinant au métier de formateur par un Certificat Préparatoire où il animera un cours portant sur la construction de séquences pédagogiques ainsi que des groupes de paroles sur le thème du rapport au savoir. Puis, c’est dans le cadre d’un DESS en partenariat avec Paris X et le CNAM qu’il va expérimenter la mise en place d’un séminaire d’APP au début des années 2000. Il va ensuite accompagner des étudiants de la licence au Master 2 au sein de l’équipe Apprenance de l’Université de Paris Nanterre et les enseignants chercheurs de Paris X dans cette même démarche.

Ce cheminement dans l’accompagnement réflexif des pratiques professionnelles aura été précédé par un travail analytique personnel, nécessaire selon lui, pour s’engager auprès de tels collectifs d’analysants. L’écriture de plusieurs articles depuis 1994 ont scandé son propre parcours réflexif autour des questions de l’autonomie en formation et plus précisément sur les racines philosophiques de l’Apprenance (Alix, 2016).

Ce détour biographique se justifie pour montrer la cohérence et l’enchevêtrement entre la conception d’un dispositif et ce qui constitue profondément son concepteur (Schön, D-A, 1994). La présentation des composantes de ce séminaire, tant sur le plan méthodologique, théorique, que sur le plan du style d’animation, n’est rien d’autre que le fruit de ce parcours qui aura facilité l’émergence de certaines dispositions ou ressources propices à la mise en œuvre d’un tel séminaire. Nous relèverons trois points. Premièrement, le désir d’autonomie qui vient à la rencontre de l’émancipation, fondement de l’Éducation Permanente qui vise à se donner ses propres normes dans l’espace. Deuxièmement, ce parcours est porté par une forte résonance entre Hegel et Varela, à savoir la recherche du dépassement de la dualité, du clivage entre le sujet et l’objet, l’individu et son environnement, l’action et la réflexion, la pratique et la théorie. Troisièmement, la logique du don et du contre-don identifiée par Mauss (Mauss, 2007). L’accompagnement d’étudiants ou de professionnels exige de s’inscrire en effet dans le don, le partage généreux, le désir d’éveiller autrui non dans la recherche de pouvoir ou d’emprise mais dans l’autorité qui relève quant à elle de la capacité à accroître la puissance d’exister, d’apprendre, d’agir d’autrui. Le contre don est alors au rendez-vous et les productions symboliques créées par les participants en sont la démonstration.

2. Les apports singuliers du séminaire en master 2 IPFA[8]

Pensé comme un moteur du développement des étudiants dans leur parcours de professionnalisation par la médiation réflexive, le séminaire mérite d’être abordé dans ses différents aspects : son organisation, la spécificité de son approche et enfin, la posture singulière qui s’opère lors des séances.

2.1 Son aspect organisationnel

La durée du séminaire est de dix-huit heures au cours du semestre deux du Master 2. Il valide trois ECTS[9]. La note validant cette unité d’enseignement est attribuée collectivement, elle se base sur la participation continue du groupe, la contribution aux différentes activités et productions individuelles ou collectives.

Le séminaire débute par un temps de rencontre du groupe avec B. Alix en accordant pleinement à chacun un statut de sujet et en posant les conditions d’émergence d’un groupe contenant. Ce temps est destiné à préparer les apprenants à la dimension phénoménologique[10] par la mobilisation notamment d’un partage de références existentielles propre à chacun. Il leur permet également de se projeter dans l’unité d’enseignement au travers de la présentation des modalités d’organisation et d’évaluation.

Le séminaire se déroule ensuite en quatre étapes :

  • Étape 1 : participation du groupe à quatre ou cinq séances d’APP,
  • Étape 2 : élaboration d’un objet symbolique collectif en groupes de deux à trois étudiants,
  • Étape 3 : présentation et interprétation des objets symboliques réalisés,
  • Étape 4 : élaboration d’un travail rédactionnel individuel de réflexion sur le séminaire.

Le travail réflexif est conduit de bout en bout par un processus d’accompagnement et de progression du groupe dans le travail relatif à la phénoménologie.

2.2 L’approche phénoménologique

Le dispositif APP du séminaire s’adosse à un protocole classique des séances d’APP intégrées au cœur du séminaire pour guider la distanciation des étudiants. Chaque séance comporte les cinq phases du dispositif GEASE[11] agrémentées d’une sixième dénommée le « contrepoint ». Le but de cette dernière phase est de permettre au groupe de dépasser la déconstruction de la situation particulière par une montée en généralité. Des références théoriques viennent agrémenter la réflexion des participants dans le champ de la psychosociologie, de la sociologie, de l’ingénierie pédagogique et de la philosophie Cette dernière phase laisse la possibilité aux participants de conceptualiser autrement leur pratique afin que “le réel se pense pour chacun” et non que « le réel soit pensé » de façon surplombante. A partir du travail de déconstruction de la situation par le groupe, la mobilisation de concepts ou de ressources du champ de la symbolique artistique optimise la pensée collective. Le contrepoint peut être également animé par un participant volontaire. L’élaboration des contrepoints proposés par B. Alix vise à “jouer” avec différents concepts et matériaux symboliques pour problématiser les situations et en extraire la lumière qui peut en être faite.

La création d’objets symboliques par les participants (ex : boîte, peinture, vidéo) vient mobiliser ensuite l’imaginaire, non pour illustrer des réflexions mais pour dévoiler les structures intentionnelles qui président à leur rapport au monde et leur agir. À partir de ce que les étudiants ont envie d’extraire des questionnements ayant émergés durant les séances d’analyse de situations, ils interpellent et construisent l’agir en compétence mobilisé dans l’exercice de leurs métiers pour développer leurs compétences au sein des organisations.

L’enjeu d’une approche phénoménologique est de faire passer la conscience préréflexive (Vermersch, 1999), ou naturelle des professionnels dans la conduite de leurs actions à une conscience réflexive. Celle-ci reviendra ensuite sur elle-même (sur ses perceptions par exemple), sans qu’il s’agisse de décrypter le monde en extériorité dans l’illusion d’une objectivité distanciée. La démarche phénoménologique pense le phénomène non comme ce qui apparaît, mais comme l’apparaître de la chose comme seule source de connaissance. Il y a ainsi une corrélation, qui n’est pas une identité car il existe une distinction entre mon vécu de la chose et la chose telle qu’elle est. La conscience est donc immédiatement en rapport avec l’objet.

Le propre de la conscience est “de rendre présent”. La perception, par exemple, est une donation de la chose-même. Elle met le sujet en rapport avec la réalité. Une chose n’est pourtant pas simplement donnée car c’est la conscience qui la fait apparaître. Ainsi pour Merleau Ponty, les choses parlent car « percevoir c’est écouter cette parole, la chose s’exprime en moi, je suis le lieu de l’expression de la chose ». La perception est une connaissance, voire une co-émergence de la chose et du sujet. L’esprit et le monde se déterminent donc mutuellement (Merleau-Ponty, 2005)

Aujourd’hui, B. Alix poursuit ses pratiques d’accompagnement en accordant une place importante au registre de l’imaginaire dans la construction des représentations. L’imaginaire doit alors être compris comme leur plan d’immanence[12]. Les pratiques des professionnels ne peuvent donc évoluer uniquement par l’appropriation des seuls concepts ; c’est la transformation de l’imaginaire qui sera la condition de l’évolution de leurs pratiques. C’est ce qui amène B. Alix à accompagner la clarification et la transformation des représentations par l’imaginaire afin de questionner et faire évoluer la pratique des participants, notamment concernant leurs postures. L’objet symbolique permet en effet d’approfondir une question en passant par la métaphore, puis par la résonance des symboles qui sont produits/interprétés par le collectif. L’imaginaire du groupe vient donc enrichir ses représentations en faisant émerger un symbole qui sera interprété ensuite par les participants.

2.3 La posture d’accompagnement guidée par la philosophie

Pour accompagner le développement professionnel des étudiants, B. Alix s’appuie sur ses convictions philosophiques, construites à l’épreuve du réel, pour guider le groupe. C’est par exemple une invitation kantienne[13] qui vient orienter sa démarche pour faire émerger l’autonomie de chaque participant. Il postule en effet que chaque sujet est un « sujet moral » au sein du groupe, chacun doit être alors en capacité de se transcender par sa propre norme, trop souvent vécue dans la dynamique d’un système de valeurs incorporé de façon préréflexive.

L’enjeu est alors d’identifier le sujet de l’analyse de pratiques, de le reconnaître de façon générale, de le confronter aux autres, sans en faire des idoles, comme le suggérait Nietzsche (Nietzsche, 1983), afin de faire advenir une véritable éthique professionnelle. Pour cela, B. Alix considère l’altérité de chaque individu en leur offrant la possibilité de prendre le statut de sujet dès la première rencontre.

Les consignes de départ visent donc à leur donner ce statut en :

  • Proposant aux participants de ne pas dire ce qu’ils n’ont pas envie de dire ou de répondre s’ils ne le désirent pas,
  • Donnant à chacun une liberté de parole et garantissant un cadre de non-jugement dans le groupe,
  • Proposant aux participants de formuler les interprétations sous forme d’hypothèses : « on peut penser que… », « il semblerait que… » afin d’éviter tout phénomène d’opposition ou de domination au sein du groupe,
  • Adoptant l’objectivité comme méthode d’analyse ; on neutralise temporairement les biais cognitifs comme par exemple : le biais de confirmation, le biais de disponibilité, l’effet halo ou même l’effet Duning-Kruger[14] qui aboutissent à la distorsion de la réalité par rapport à une pensée logique et rationnelle.

De plus, B. Alix veille à la circularité de la parole du groupe en faisant émerger la parole au centre du collectif dont chacun est situé à la périphérie. Ainsi, chaque membre pourra porter la singularité de sa parole qui sera respectée et portée par le groupe. C’est la position de chacun en tant que sujet qui favorise l’émancipation du sujet. C’est l’éthique que B. Alix porte à autrui.

L’une des principales avancées de la phénoménologie à prendre en compte dans notre champ de pratiques de la formation réside en effet, selon B. Alix, dans la dimension éthique de la pensée critique de Levinas (Levinas, 2006). Celui-ci place toujours l’individu dans la reconstitution de signification et non dans la simple interprétation d’un monde donné. En affirmant qu’”autrui n’est pas du monde”, il revendique, avec force, qu’il faut sortir de l’être et que la conscience n’est plus souveraine.

De par sa nudité et sa vulnérabilité, autrui interpelle celui qui le considère en tant que sujet en présentant la dimension de son infinitude non au-delà du monde mais dans le monde, là où il (autrui) apparaît et engage ma responsabilité à son égard sans aucune réciprocité. L’éthique des acteurs de la formation d’adultes est alors vigoureusement questionnée dans leur activité d’accompagnement des apprenants. L’analyse de pratiques est notamment le lieu de cette expérience d’autrui dans sa pleine altérité dans la mesure où le dispositif et la posture de facilitateur seront portés par une véritable médiation à l’opposé de toute forme d’intermédiation.

3. L’invitation du distanciel, une opportunité de développement

Depuis 2020, le séminaire se déroulait en présentiel, mais en 2018, le séminaire a dû être adapté pour être mis au profit d’étudiants en Master 2 IPFA en formation exclusivement à distance. En effet, cette nouvelle promotion (que nous nommerons M2@) a été insérée pour certaines unités d’enseignement au dispositif originel (que nous nommerons M2). Le séminaire a donc dû être adapté pour que les étudiants de M2@ soient inclus au séminaire.

B. Alix a saisi cette opportunité pour penser autrement son offre pédagogique. Il a tout d’abord réalisé un état des lieux du séminaire présentiel. Ceci lui a permis de repenser le processus de formation en différentes séquences permettant une hybridation numérique. La promotion M2 étant de dix-huit étudiants et de M2@ de sept étudiants, ils ont pu être réunis à différents moments du processus.

Le tableau suivant fait état de la transformation qui a été réalisée :

Séquences habituelles Adaptations/transformations réalisées

Les étudiants rencontrent B. Alix qui :

⇒ Présente le séminaire,

⇒ Prépare les participants à la dimension phénoménologique.

Objectif : constitution d’un groupe contenant

Le contenu est le même.

Le temps est en présentiel pour les M2 et en distanciel synchrone pour les M2@.

Les étudiants participent à quatre ou cinq séances d’APP animées par B. Alix.

Les étapes sont les mêmes.

Le temps est en présentiel pour les deux premières séances pour les M2 et en distanciel pour les M2@.

Les séances suivantes sont toutes réalisées en distanciel en réunissant les M2 et M2@.

Les étudiants élaborent un objet symbolique en groupe de deux à trois étudiants

L’élaboration est identique.

Les groupes sont constitués des M2 et M2@, ils élaborent leur objet et le déposent sous forme de photographie ou de vidéo sur la plateforme Moodle.

Une interprétation spontanée est réalisée par les autres étudiants,

L’intention des concepteurs de l’objet est présentée,

Une mise en résonance des différents objets symboliques est réalisée en lien avec la posture d’accompagnement et le métier de formateur en présentiel.

Un contrepoint final (ajouté à celui des séances) vient conclure l’ensemble du séminaire.

L’interprétation spontanée est réalisée sous forme de forum,

La présentation de l’intention des concepteurs est réalisée en présentiel pour les M2 et en distanciel synchrone pour les M2@,

La mise en résonance est réalisée avec les mêmes modalités dans un autre temps,

Le contrepoint final est réalisé sous forme orale puis sous forme rédigée.

Les étudiants élaborent un travail rédactionnel individuel de réflexion sur le séminaire et la production de schèmes d’action (Sonntag, 2002)[15]. Les modalités sont les mêmes, le document est déposé sur la plateforme Moodle.

 

Concernant les séances d’APP à distance, des aménagements ont été nécessaires. Les différentes phases ont été adaptées avec le souci de maintenir voire d’accroître la qualité du dispositif qui se répartit en 6 temps :

  1. Le choix de la situation : elle s’effectue en présentiel ou distanciel. Les personnes désirant présenter une situation se proposent, le groupe choisi après discussion quelle sera la situation présentée.
  2. Le récit par le narrateur : la situation est présentée sous forme d’enregistrement audio ou vidéo de dix minutes, il dépose celle-ci sur la plateforme Moodle de l’université.
  3. La phase de questions : accessible sur la plateforme, le groupe visionne la vidéo et pose ses questions de clarification sur le forum dédié à cet effet. Cette phase dure cinq jours. Le narrateur répond aux questions au fur et à mesure via le forum. Le groupe suit les échanges au fur et à mesure et intervient tout au long du processus de questionnement.
  4. La phase d’hypothèses : B. Alix propose aux étudiants de réaliser cette phase en deux groupes distincts pour optimiser les échanges (les M2 et M2@ sont dans un même groupe). Ils se réunissent donc en visio à deux moments différents car le narrateur et l’animateur sont présents à ces deux temps. Le narrateur et l’animateur présentent tout d’abord de nouveau la situation. Les hypothèses de compréhension sont ensuite proposées par le groupe.
  5. Le retour au narrateur. Le temps final de retour au groupe et au narrateur se réalise en fin de cette séance.
  6. Le contrepoint de la situation : proposé par B. Alix, il peut se présenter de différentes manières ; sous forme de document rédigé ou de PowerPoint sonorisé à récupérer sur la plateforme ou sous forme de classe virtuelle organisée au début de la future séance.

Les différentes phases de la séance sont donc échelonnées sur une semaine.

4. Notre expérience, une convergence de points de vue

Cette dernière partie a pour vocation de présenter l’analyse que nous faisons du dispositif. Les deux premières parties traiteront de notre expérience de l’analyse de pratiques en tant qu’étudiants du Master 2 IPFA car nous avons tous deux été participants et narrateurs de séance. La troisième partie fera l’objet de l’analyse croisée que nous en avons faite à trois.

Nous avons choisi d’orienter notre retour d’expérience vers la problématique abordée : l’accompagnement de la transformation des dispositions et des postures des personnes issues des métiers de la formation et la garantie d’une même qualité de formation face aux contraintes organisationnelles induites par ce contexte.

4.1 La montée en généralité a de multiples vertus 

Tout d’abord, nous retenons que la participation à des séances d’APP a élevé notre réflexion au-delà d’une simple étude de cas grâce aux phases suivantes :

  • La phase d’exposition et la phase de clarification car elles ont permis au groupe d’accueillir et d’explorer la situation avec empathie, sans interprétation et avec le souci de favoriser la meilleure explication possible du contexte, ce qui permet à l’exposant d’être sécurisé dans cette phase de “mise à nu”. Nous avons observé en effet que les écoutants sont ouverts et réceptifs face au récit porteur d’affectivité mais aussi à l’écoute de leurs propres émotions en se laissant perturbés par le propos qu’ils accueillent. Cette posture fondatrice de la démarche phénoménologique demande à mettre entre parenthèses la tentation de trouver immédiatement du sens pour compenser les perturbations engendrées par l’exposé.
  • La phase d’hypothèses nous a permis d’interpréter librement mais en neutralité la situation en s’appuyant sur les différents matériaux émergés tels que le ressenti, les valeurs, l’expérience ou les connaissances. Il s’agit ici de produire du sens, sans porter des jugements de vérité, mais en s’inscrivant dans la construction d’une interprétation collective.

Ces deux phases permettent selon nous, de mener une réflexion sur notre propre processus de pensée que nous pouvons appeler la métacognition. Cette phase de réflexivité nous apprend à écouter soigneusement le récit de l’autre, la chronologie des faits ainsi que le sens que l’apprenant donne à son histoire. Les séances offrent également la possibilité de questionner la perception des situations que nous vivons, notamment dans notre capacité à reformuler ce que l’on ressent à l’instant T et de mettre en mots ce qui était souvent invisible à nos yeux. Elles développent également notre maîtrise de la résolution de problèmes en nous permettant notamment de sélectionner l’heuristique qui se rapproche le plus de la situation.

  • Le contrepoint nous a permis de mieux appréhender les concepts qui nous paraissaient auparavant insaisissables. En effet, selon Raymond Aron : “le concept nous sert à saisir certains phénomènes et à voir clair dans notre pensée” (Aron, 1955). Par exemple, B. Alix insistait sur la question de la perception de la réalité en mobilisant l’histoire de la philosophie de la perception. Il pouvait nous parler du concept de conatus chez Spinoza (Spinoza, 2004) pour évoquer l’effort d’une formatrice dans l’accompagnement de sa stagiaire en difficulté, notamment sa capacité à persévérer dans son être en suivant son cheminement intérieur tout en questionnant sa posture éthique de formatrice. Dans une autre situation, il a répondu à une interrogation d’une participante sur un reproche assez classique que l’on entend auprès des salariés face à l’institution. La critique est la suivante : elle considère l’institution en déconnection du terrain et dans l’incapacité de comprendre ce que chacun vit au quotidien dans son activité. Ici encore, B. Alix monte en généralité en mobilisant les catégories de l’analyse des institutions pour dégager notamment les paradoxes dans lesquels se retrouvent les professionnels dans leur activité empêchée pour répondre aux demandes de leur environnement. Il pouvait citer le sociologue Erving Goffman (Goffman, 1968) qui analyse l’altérité et les échanges dirigeants-dirigés en expliquant que les échanges entre les deux groupes sont restreints car ils ont des représentations totalement erronées des activités que chacun exerce. Parfois, ils peuvent instituer des « barrières » entre ces groupes qui peuvent être instituées par l’institution ou les individus eux-mêmes. Ces barrières et ces « limitations de contact » entre les deux groupes, entretiennent des images stéréotypées et antagonistes entre eux. De nouveau, la montée en généralité nous pousse à dépasser nos raisonnements instinctifs et encourage à nous questionner sur l’image que nous avons de l’institution ou de ce que l’on nomme “le terrain”.

Enfin, la participation à des séances d’analyse de pratiques nous a formés à l’esprit critique, une compétence qui nous semble fondamentale pour œuvrer dans le milieu de la formation pour adultes. Ses bénéfices sont d’étendre notamment notre capacité à résoudre des problèmes complexes, à travailler sur des projets ouverts en collaboration, à focaliser notre attention sur notre environnement de travail, à nouer des relations avec les autres, à nous mettre à leur place, à communiquer, à débattre efficacement sur les normes ou les critères de métiers et à réfléchir de manière indépendante et objective. Ce sont des compétences recherchées sur le marché de la formation ; les équipes pédagogiques accordent en effet de la valeur à ces profils qui peuvent correspondre à des postes de direction.

4.2 La temporalité du distanciel, un véritable allié de la réflexivité

Ayant participé avant la formation en Master 2 à des séances d’APP en tant que narratrice et membre du groupe, Stéphanie a été surprise de l’effet généré par le dispositif d’analyse de pratiques mis en place par B. Alix en distanciel. La situation qu’elle a choisie de présenter était une situation récurrente qui s’invitait régulièrement dans son quotidien professionnel de formatrice en Institut de formation en soins infirmiers. Les perspectives de résolution de ce type de situation étaient toujours les mêmes, à savoir confronter l’étudiant(e) à ses difficultés comportementales en tant que stagiaire dans un collectif de travail nécessitant une grande collaboration. Éthiquement parlant, ce type d’accompagnement n’était pas idéal car il présentait une certaine violence pour l’étudiant(e) qui doit faire face à une certaine réalité qu’il/elle ne comprend pas toujours.

Plusieurs éléments ont été favorables au travail de déconstruction de la situation :

  • La présentation de l’enregistrement vidéo de dix minutes permet de clarifier sa présentation en amont pour qu’elle soit claire et concise.
  • Les questions de clarification qui interrogent en profondeur la situation puisqu’elles s’échelonnent sur cinq jours. Le/la narrateur(trice) a donc le temps de cheminer et d’optimiser son explicitation de la situation. Il/elle va “revivre” la situation pendant tout ce temps. Habituellement, la phase de clarification par les questions dure vingt à trente minutes environ. Le temps d’abstraction est potentialisé.
  • Les hypothèses de compréhension sont réalisées en distanciel en présence de deux groupes différents, ce qui permet au narrateur(trice) d’approfondir l’abstraction par l’approche différenciée et complémentaire des deux groupes, ce qui permet une analyse en profondeur de la situation.

Pour Stéphanie, le dispositif tel qu’il est conçu lui a permis de comprendre qu’elle était souvent dépositaire de la vulnérabilité et de l’incompréhension de l’étudiant(e), ce qui la mettait le plus souvent en conflit de valeurs (accompagnement/confrontation à la réalité). L’APP a été déterminante dans l’évolution de sa pratique puisqu’elle a pu mettre en place des actions concrètes. Réalisée à partir de l’explication de l’étudiante, une prise de note à partir d’un support écrit a été utilisée. Celle-ci a été considérée comme le média intermédiaire de la parole de l’autre. Le document final a été présenté à l’étudiante concernée et lui a été remis en fin de séance. Cette pratique a eu un effet très positif sur l’étudiante qui a pu faire évoluer son regard sur elle-même. Grâce à l’adaptation de cette pratique, Stéphanie a pu rester dans une démarche d’accompagnement bienveillante et l’étudiante a pu poursuivre son parcours de manière plus conscientisée.

4.3 Ce que le distanciel transforme au sein du séminaire

Il potentialise le sentiment de “lâcher prise” des participants et de l’animateur :

Les premières séances virtuelles ont été exclusivement réalisées en audio pour des questions de réseau internet. Le “chat”[16] a donc été utilisé pour réguler les échanges et la prise de parole, ce qui a modifié la dynamique d’animation. L’animateur avait en effet moins de lisibilité sur ce qui se passe d’habitude face au groupe et a dû accepter que le groupe soit encore plus « indisponible », selon l’expression d’Hartmut Rosa (Rosa, 2020), car il n’a pas le contrôle par le regard. Le distanciel accentue l’absence d’interaction visuelle vis-à-vis des participants, la communication non verbale étant totalement exclue avec uniquement l’audio. L’attention se focalise donc davantage sur la parole de l’autre, comme une séance en présentiel qui aurait lieu les yeux bandés. Ceci potentialise selon nous l’écoute et la liberté de parole « sans le regard des autres ».

Il potentialise le sentiment d’intimité :

En visioconférence, l’animateur n’a pas la même influence sur le groupe qu’en présentiel ; les rapports sont, semble-t-il, plus distants du fait de la dématérialisation. Chacun chez soi, les participants semblent avoir un sentiment d’intimité plus important, peut-être un sentiment de sécurité optimisé : ils peuvent se déconnecter, fermer le son, le microphone et se retrouver dans une “bulle” ou une “zone sécuritaire” qui est leur environnement propre. Les participants n’étant plus d’une certaine manière dans l’espace universitaire mais dans leur environnement personnel, leurs comportements se trouvent davantage déterminés par une identité personnelle.

Il transforme le rapport des participants à leur propre image :

L’image de soi qui apparaît à l’écran peut être vécue comme une certaine contrainte pour les participants du fait de l’objectivation de soi à soi-même, ce que le présentiel n’introduit pas. Chacun est donc réduit à son visage comme portant un masque, ce qui peut placer le participant en tant qu’objet sous son propre regard et celui d’autrui qu’il ne perçoit pas. Si la situation en distanciel protège, comme l’idée de “barrière” vu précédemment, cette dernière peut aussi agresser. Elle peut également placer certains dans la position passive d’un “être pour autrui”, la parole d’autrui étant en effet moins contrainte par l’outil virtuel.

Le respect des règles de prises de paroles exige donc une vigilance bien plus grande en distanciel audio (caméra éteinte) d’autant plus que le non-verbal, qui ne se réduit pas à l’expression du visage, n’est plus une ressource pour apprécier la réception du message.

Il transforme la dynamique de groupe :

Le collectif qui se caractérise toujours par sa dimension virtuelle à la différence des individus est plus difficile à faire émerger au-delà de son niveau d’agrégat du fait de la distance inter-transactionnelle si le collectif ne s’est pas constitué en présentiel précédemment. La pensée collective se construit par les interactions et les interprétations proposées mais la dynamique de groupe ralentie par l’isolement physique rend difficile l’unité collective. De ce fait, les attitudes de retrait sont plus difficiles à anticiper pour l’animateur et la dynamique de groupe à soutenir sans le non-verbal. Le risque de décrochage est également plus grand.

Certes le dispositif est en distanciel mais les règles de bonne conduite s’appliquent, de ce fait il est fortement conseillé de constituer des petits groupes (inférieurs à quinze personnes) afin de garantir l’application d’un cadre formel respectant les règles éthiques qui s’appliquent à un groupe en analyse de pratiques (non-jugement, engagement, confidentialité…).

Il nécessite un agir en compétence de l’animateur et des participants dans un environnement numérique :

Le passage d’un dispositif présentiel en distanciel ne se réduit pas à une simple déclinaison mécanique du dispositif d’origine dans un environnement numérique. Pour qu’un dispositif numérique soit une ressource d’apprentissage, la clarification des composantes des activités pédagogiques est essentielle pour identifier les freins ou les plus-values de la mobilisation du support numérique mobilisé. Par exemple, il ne suffit pas de transformer l’exposition du récit d’une pratique en présentiel par une présentation différente à l’aide d’une vidéo. Il s’agit d’identifier les conditions qui vont favoriser cette nouvelle activité. L’animateur doit être également conscient des effets générés par l’usage de chacun des outils (sondage, vidéo, documents de présentation ppt, etc.) utilisés lors des séances et d’en être garant dans un contexte favorisant leur développement professionnel.

C’est de l’agir en compétence pour analyser des apprenants dont il est question.  Ainsi les six moments du protocole de l’analyse de pratiques (écoute de l’exposant, clarification de la situation, construction des hypothèses, retour sur les hypothèses, montée en généralité) demandent la mobilisation de postures différentes par les apprenants.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel est la capacité de contenance du collectif par l’animateur, plus difficile en situation de distanciel, afin de pouvoir faciliter cette activité de “tenir conseil”, proposé par Lhotellier (2001) Les moments d’inclusion sont alors précieux à maîtriser.

5. Conclusion

Un séminaire d’analyse de pratiques conduit partiellement en distanciel nécessite donc de questionner les conditions de possibilité favorisant l’émergence d’un environnement capacitant (Sen, 2004) pour ce type de dispositif réflexif. Identifier les facteurs de conversion et d’obstacles qui permettront de transformer les dispositions et les ressources des participants en pouvoir d’expression, d’analyse et de construction d’une pensée collective portant sur une situation professionnelle, voire la transformation de l’imaginaire des participants qui s’y engagent librement est donc une activité nécessaire et préalable de l’animateur en tenant en compte des caractéristiques du public impliqué dans cette démarche, notamment en matière de maîtrise des usages numériques.

Animer un séminaire en distanciel mobilise donc pour l’animateur un temps plus important de préparation, mais aussi de production de ressources en synchrone ou en asynchrone, ce que les commanditaires ne perçoivent pas toujours. Il est à remarquer que l’improvisation en distanciel est moins aisée. Réaliser un contrepoint exposé en présentiel laisse une marge de manœuvre, d’adaptation à l’auditoire, bien plus grande que sur un contrepoint porté par un diaporama commenté et déposé sur une plateforme. L’interaction de l’enseignant et des participants permet en effet de réaliser des échanges empathiques, d’avoir une attention focalisée les uns envers les autres de manière à ce que la dynamique de groupe puisse garder sa même intensité.

C’est donc ce couplage entre l’animateur et les participants qui ne se construit pas avec les mêmes ressources que celles qui sont utilisées en présentiel. Ce qui fait principalement défaut dans le distanciel, c’est la présence du corps, ce manque d’incarnation qui renvoie notamment à ce visage qui ne peut se réduire à une simple image objet, mais qui par sa pleine altérité en présence exige une pleine reconnaissance. Dans ce cas, le tout distanciel ne comporte-t-il pas des risques, notamment en termes de limitation de la transformation identitaire ?

Se former est un acte de liberté, si le distanciel rend possible la rupture avec l’enfermement des sociétés disciplinaires obnubilées par la maîtrise des corps pour mieux les oublier, les sociétés de contrôle sur lesquelles nous ouvrent les dispositifs en distanciel ne doivent pas pour autant favoriser l’aliénation des apprenants par des modalités de contrôles de leurs apprentissages (données de tracking[17], enregistrement…). L’outil pourrait nous y inviter.

L’analyse des pratiques a pour vocation l’émancipation des participants par la réflexivité ; l’instrumentalisation des espaces de formation par les outils numériques est donc un point de vigilance de chaque instant.

Références bibliographiques

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Atlan, H. (2006). L’organisation biologique et la théorie de l’information. Editions Hermann, Seuil.

Deleuze, G. (1991). “2. Le plan d’immanence » In. Qu’est-ce que la philosophie ? Éditions de minuit.

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Goffman, E. (1968) “Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux”. Présentation de Robert Castel, traduction française. Editions de Minuit.

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Hegel, GWF. (1982). La philosophie de l’esprit, traduction Planty-Bonjour. Editions PUF.

Hugues, E.C. (1958). Men at their Work. Editions The Free Press.

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Levinas, E. (2006). Totalité et infini – Essai Sur L’extériorité. Edition Lgf/Le Livre De Poche.

Lhotellier, A. (2001). Tenir conseil, Délibérer pour agir. Collection Perspective soignante. Editions Seli Arslan.

Mauss, M. (2007). Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Editions PUF. Collection Quadrige Grands textes.

Merleau-Ponty, M. (2005). Phénoménologie de la perception. Éditions Gallimard.

Nietzsche, F. (1983). Crépuscule des idoles. In Profil formation, Editions Hatier.

Peraya, D., Charlier, B. & Deschryver, N. (2014). Une première approche de l’hybridation. In Education et formation, N° 301, pp. 15-34. https://archive-ouverte.unige.ch/unige:37049

Schön, D-A. (1994). Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Editions Logiques.

Sen, A. (2004). Elements of a Theory of Human Rights. In Philosophy Public Affairs. Vol32, pp 315-429. https://onlinelibrary.wiley.com/toc/10884963/2004/32/4

Sonntag, M. (2002). Le schéma d’action : outil de figuration des représentations dans l’analyse des pratiques professionnelles. In Revue française de pédagogie n° 138, pp. 29-38.

Spinoza, B. (2004). Traité de la réforme de l’entendement. Traduction B. Rousset. Collection Les philosophiques. Editions Vrin.

Trocmé- Fabre, H. (1997). Apprendre aujourd’hui, dans une Université apprenante. Congrès de Locarno, 30 avril – 2 mai 1997 : Annexes au document de synthèse CIRET-UNESCO https://ciret-transdisciplinarity.org/locarno/loca5c8.php

Varela, J. F. (1989). Autonomie et connaissance : Essai sur le vivant. Éditions du Seuil.

Vermersch, P. (1999). Introspection as practice. In Journal of Consciousness Studies, Volume 6, Numbers 2-3. Publisher : Imprint Academic.

 

Annexe 1 : exemple de travail élaboré en fin de séminaire

Le travail écrit individuel de fin de séminaire avait pour finalité de symboliser notre pensée. Au travers des situations de formation présentées et vécues, j’ai choisi d’élaborer un schéma type permettant de mieux circonscrire les thèmes abordés. Aussi, j’ai identifié, dans chacune des situations rencontrées, trois paramètres à prendre en compte : un apprenant, un accompagnement et un espace d’apprentissage qui légitime la présence des deux protagonistes et qui détermine également l’enjeu qui se jouera entre eux.

Il existe également, dans les situations complexes, une zone que j’appellerais « zone critique » car elle se situe hors de l’espace d’apprentissage.

Dans cette zone, l’espace intime de l’apprenant ou/et de l’accompagnant peut s’inviter ; il peut alors y avoir une perte de contrôle dans l’accompagnement pédagogique et la situation peut « échapper » alors au cadre institutionnel.

Dans une situation d’accompagnement en formation, la cible est de viser l’apprentissage. Il est à noter que l’apprentissage appartient à l’apprenant car il définit son projet, ses aspirations à devenir. Ce n’est jamais le projet de l’accompagnant en tant que tel, sinon celui-ci risquerait de ne pas prendre corps pour l’intéressé. L’enjeu de l’accompagnant est donc de s’intéresser au projet de l’apprenant afin de mieux comprendre si celui-ci est réellement identifié, sincère et authentique, s’il comporte des objectifs fixés, atteignables et réalistes, s’il fait l’objet d’un socle d’acquisition solide pour se réaliser.

Dans la première situation que nous avons analysée lors du séminaire, une dynamique particulière s’est installée entre le formateur stagiaire et l’étudiant. Alors que le formateur essaie de repositionner l’étudiante dans son apprentissage et le cadre institutionnel (car il conseille à l’étudiante de parler à sa formatrice référente des difficultés rencontrées), celle-ci tente d’emmener le formateur dans son espace personnel et intime qui semble au centre de ses préoccupations. La situation a donc tendance à s’éloigner du cadre institutionnel puisque l’étudiante ne désire ni de l’aide de la part des autres formateurs, ni de la structure, elle choisit en effet de solliciter à plusieurs reprises le formateur qui ne travaille pas au sein de l’établissement. Un deuxième schéma a donc été élaboré pour symboliser « ce qui se joue ». C’est une grille de lecture qui pourrait peut-être aider à réaliser une première analyse de la situation. L’enjeu de cette situation pour l’étudiante se situe en effet dans le fait de réinterroger sa zone d’apprentissage et de réintégrer son projet si la priorité est toujours de mise.

La deuxième situation est le récit de vie d’un étudiant en M2 IPFA : il a environ 30 ans et possède un parcours scolaire atypique, car son orientation n’a pas été choisie initialement (parcours professionnel SEGPA dans le bâtiment malgré de bons résultats scolaires, bac pro puis licence de sociologie…).

Un troisième schéma a donc été réalisé et adapté autour du fait que le cadre institutionnel n’a pas offert au sujet un cadre d’apprentissage adapté et satisfaisant en regard de l’orientation forcée. Il a dû créer un espace d’apprentissage informel dans lequel il s’est immergé (lecture…). Son parcours s’est donc tourné vers l’« autodidactie ». La pratique sportive autorégulée, la culture familiale, la rencontre avec des professeurs ayant un discours atypique ont semblé déterminantes pour lui, ce qui lui a permis de réintégrer son projet initial de faire des études.

Schéma type

Schéma situation 1

 Schéma situation 2

Les images dégagées

L’accompagnant, un funambule

De ces situations rencontrées ou vécues, je désire en extraire ma représentation de l’accompagnateur en formation que je vois « comme un funambule ».

Il doit en effet trouver le fil qui le conduit jusqu’à l’autre et adapter la meilleure attitude, la meilleure posture et le meilleur équilibre parfois inconfortable sur le fil pour avancer. Il peut y avoir des obstacles (la hiérarchie, les autres collègues, les règles, les contraintes…) avec lesquelles l’accompagnant devra composer ou qu’il devra détourner.

Il est souvent seul en action face à l’apprenant mais ne doit pas pour autant s’isoler.

La lune, qui peut ici représenter les ressources externes de l’étudiant, peuvent être activées pour développer sa réflexivité L’accompagnant possède également des ressources internes (sa réflexion, son empathie, ses valeurs…) qui lui permettront de rester en équilibre. Il devra sans cesse réfléchir à ses actions, à son équilibre avec l’autre. Il devra composer avec ses propres émotions.

           

 L’accompagnateur, un être réflexif 

L’accompagnant doit donc être en réfléchissement avec lui-même et avec son environnement.  C’est cette prise de recul, quand elle est possible, qui l’aidera à rester proche du sens qu’il donne à sa pratique. Il doit également savoir s’enrichir de la pratique des autres pour questionner la sienne. Cette réflexion doit être à mon sens accompagnée, elle ne va pas de soi et ne s’improvise pas. Je pense qu’en tant qu’ingénieure pédagogique, il est important de négocier la mise en place d’une supervision de formateur ou des séances d’APP. L’ingénieur pédagogique doit identifier dans ce cas une personne ressource formée pour ce type d’accompagnement de groupe. Si la supervision ou l’APP ne sont pas possibles, je pense qu’il est essentiel de permettre aux formateurs de s’inscrire dans une communauté de pratique, cela appartient aussi à l’ingénieur pédagogique de favoriser le développement de cet espace professionnel que je symboliserais comme un jardin à cultiver et à entretenir.

 

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Notes

[1] Hybridation pédagogique : « dispositifs de formation qui articulent, à des degrés divers, des phases de formation en présentiel et d’autres organisées à distance » (Peraya, Charlier & Deschryver, 2014).

[2] Il est question ici de Soulayman Abdoul Vagabou et Stéphanie Mauduit tous deux étudiants de Master 1 et 2 Ingénierie pédagogique en formation pour adultes.

[3] Henri Atlan est intellectuel, médecin biologiste, philosophe et écrivain français. Il est aussi professeur émérite de biophysique. Ses travaux interrogent la nature complexe des relations entre la science et l’éthique.

[4] Autopoïèse : “systèmes qui produisent et reproduisent les éléments dont ils sont constitués par le biais de ces éléments eux-mêmes” Luhman (1985).

[5] Francisco Varela (1946-2001) est un penseur d’origine chilienne. Sa spécialité initiale est la biologie théorique, mais il est reconnu pour ses travaux visionnaires sur les neurosciences cognitives, la théorie de la connaissance, la philosophie de l’esprit, ainsi que l’éthique et la spiritualité.

[6] Georges Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) est un philosophe allemand. Il présente la philosophie comme un système unissant tous les savoirs suivant une logique dialectique. Il englobe l’ensemble des domaines philosophiques, dont la métaphysique et l’ontologie, la philosophie de l’art et de la religion, la philosophie de la nature, la philosophie de l’histoire, la philosophie morale et politique ou la philosophie du droit.

[7] Hélène Trocmé-Fabre :  spécialiste de la pédagogie et de l’apprentissage, elle a créé le terme d’Apprenance qu’elle définit comme l’attitude qui favorise l’engagement dans l’apprentissage.

[8] IPFA : ingénierie pédagogique en formation pour adultes.

[9] ECTS (European Credits Transfer System) : il s’agit du système européen de transfert et d’accumulation de crédits au sein de l’enseignement supérieure.

[10]  La phénoménologie au sens Hégélien (Hegel, 1805).

[11] GEASE : groupes d’entraînement à l’analyse de situations éducatives (Fumat, Etienne, Vincens, 2003).

[12] Plan d’immanence : l’immanence pour Deleuze signifie que les concepts et leur signification peuvent être compris seulement à partir des rapports que la philosophie va instaurer entre eux-mêmes alors que la science va recourir à l’expérience pour définir le contenu du concept. (Deleuze, 1991).

[13] La référence est faite à l’“impératif catégorique » de Kant (Kant, 1985).

[14] L’effet Dunning Kruger met en lumière la difficulté métacognitive des personnes ne possédant aucune qualification et ne reconnaissant pas leur incompétence sur un sujet. (Kruger, Dunning, D. 2000).

[15] Cf. Annexe 1 : exemple de travail de réflexion sur le séminaire

[16] chat : transmission en temps réel des messages textuels de l’expéditeur au destinataire via une plateforme d’échanges.

[17] Tracking : méthode d’observation du comportement d’apprentissage d’un apprenant par l’analyse des données du logiciel utilisé.