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Résumé
Sous la forme d’un dialogue, Fabienne Compère présente le Séminaire d’Analyse de Pratiques Pédagogiques qu’elle a conçu dans son institution. Développer un savoir analyser, construire des pistes nouvelles d’action ou se former à l’animation de groupes d’APP sont les objectifs de ce séminaire. Pour les atteindre, plusieurs stratégies singulières sont développées et présentées dans cet article. L’auteure expose ces singularités qui se caractérisent toutes par le choix d’une souplesse de fonctionnement. Plusieurs principes sont ainsi détaillés : la possibilité donnée aux participants de choisir le dispositif qu’ils souhaitent pour traiter la situation présentée, d’animer des dispositifs, de les adapter à leur style ou même de concevoir de nouveaux dispositifs. Cet article présente la première partie de son dispositif. Il sera complété par deux autres articles qui paraîtront ultérieurement dans cette Revue.
Mots-clés
dispositif, principe, animation, valeurs
Catégorie d’article
Interview – échange ; témoignage
Référencement
Compère, F. & Vacher, Y. (2016). Séminaire d’Analyse de Pratiques Pédagogiques : un dispositif particulier. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 7, pp 3-15. http://www.analysedepratique.org/?p=1980.
Article en PDF Commentaires
Préambule
Cet article trouve son origine dans la formation au certificat interuniversitaire en analyse de pratiques professionnelles des Universités de Louvain et Namur. J’ai eu la possibilité dans ce contexte de suivre la rédaction du mémoire de fin d’études de Fabienne Compère. Le dispositif qu’elle y présentait était tout à fait original. Pour en rendre compte, nous avons décidé d’un commun accord de réaliser un dialogue donnant lieu à trois articles dans trois numéros successifs de la Revue.
Le premier texte présente ici le contexte et le dispositif alors que les autres reviendront sur des aspects plus spécifiques tels que l’inscription du Séminaire d’Analyse de Pratiques Pédagogiques (SAPP) dans l’APP, la posture de l’animateur ou les évolutions potentielles de ce dispositif.
Sur la forme, les questions posées donnent lieu à des réponses de Fabienne mais aussi à des commentaires de ma part lorsque le contenu évoqué faisait écho avec mes propres interrogations, travaux et pratiques. Nous avons complété cet échange avec des références bibliographiques.
Yann Vacher
Yann Vacher (YV dans la suite) : Fabienne, tu as conçu et ouvert dans ton institution1, en 2008, le SAPP. Peux-tu nous dire en quelques mots le contexte à l’origine de ce projet et l’environnement actuel dans lequel il prend vie ?
Fabienne Compère (FC dans la suite) : Yann, merci de m’accueillir dans la Revue !
Le SAPP est une unité d’enseignement de 36 heures/année, ouverte à tous les enseignants en fonction qui souhaitent réfléchir à leurs pratiques pédagogiques (au sens large). Il est né du fait que certains ex-étudiants du Certificat d’Aptitudes Pédagogiques2 qui commençaient à enseigner nous demandaient un accompagnement complémentaire : confrontés aux difficultés inhérentes à l’entrée dans un nouveau métier, a fortiori un métier de l’humain, ils demandaient à pouvoir continuer à bénéficier de notre soutien, notamment pour avoir des pistes en cas de difficultés. Outre le fait qu’elles soient devenues quasiment une injonction institutionnelle, les pratiques réflexives me semblaient pouvoir constituer une aide à la professionnalisation des enseignants et à leur insertion dans le métier. Leur permettre de considérer leurs pratiques d’un autre point de vue, de les analyser autrement, d’envisager des pistes d’actions divergentes me semblait à même de les aider à surmonter les difficultés qu’ils rencontraient.
Le SAPP se déroule à raison de dix séances de trois heures trente (de 18h à 21h30) par année, soit environ une soirée par mois. Le groupe compte habituellement une petite dizaine de participants, enseignants néophytes ou expérimentés de différents formes, types et niveaux d’enseignement, partageant un intérêt commun pour l’enseignement et pour l’analyse des pratiques. Il est donc relativement hétérogène, du moins au point de vue des établissements d’enseignement dont sont originaires les participants. Nous avons la chance qu’ils y participent entièrement librement. Aucune obligation institutionnelle, aucune pression certificative non plus puisque la formation n’est ni certifiante, ni qualifiante. Ils sont juste là parce qu’ils ont envie d’y être, ce qui a très vraisemblablement un effet positif sur leur engagement dans les séances et sur le climat du groupe. Grégoire (2014) fait même du volontariat la première règle de l’analyse de pratiques professionnelles et Vacher (2013, p. 7) affirme que «Pour beaucoup d’auteurs et de praticiens/formateurs, le principe de volontariat est essentiel pour enclencher de réels processus de changement car, inscrit dans une optique constructiviste, le rôle actif du formé y est central et dépend de la motivation à se transformer. ». La plupart des participants reviennent chaque année, ou du moins plusieurs années d’affilée, ce qui permet une certaine pérennité de l’ambiance du groupe et le développement d’habitudes de travail.
YV : Dans ce contexte et « face » à ces demandes particulières, quel(s) objectif(s) avais-tu conçus pour le SAPP ?
FC : L’objectif du SAPP est double : d’une part, bien sûr, permettre aux participants d’analyser leurs pratiques pédagogiques ou celles d’autrui, les réguler et éventuellement les améliorer ; d’autre part, leur permettre de pratiquer puis animer différents dispositifs d’analyse des pratiques, afin que chacun puisse, si l’opportunité se présente, utiliser ceux-ci dans son milieu professionnel. Il relève donc à la fois d’une logique de socialisation professionnelle (Charlier et al., 2013) par rapport à l’analyse des pratiques, en leur permettant, par la pratique de l’animation de dispositifs, de se construire un répertoire de techniques d’animation facilitant l’analyse par les participants, et une logique de l’intelligibilité (op cit.). Dans un premier temps par rapport à leurs pratiques d’enseignants et, dans un deuxième temps, suite au regard méta que nous posons sur les dispositifs, par rapport à l’analyse des pratiques elle-même, leur permettant de développer leur pouvoir d’agir singulier.
YV : Je rebondis sur ces éléments car tu évoques à mon sens une double dimension de ce pouvoir d’agir : d’une part l’agir du quotidien fait de gestes professionnels, d’arbitrages… et d’autre part l’agir se traduisant par un savoir analyser qui constitue une mise à distance de ce quotidien. Cette distinction me semble importante car elle fait débat parmi les « promoteurs » de l’APP, certains positionnent l’objectif de l’APP comme celui du développement du savoir analyser et d’autres comme la possibilité de réguler directement l’action par l’analyse, de trouver des solutions pour l’action à venir, de résoudre des problèmes3. Cette question qui fait clivage est à mon sens une question qui relie la temporalité, la philosophie de la formation, ses objectifs et les attentes des participants. Poursuivons, pour répondre au double objectif que tu fixes, tu as fait des choix originaux de fonctionnement notamment dans le lancement de la séance, peux-tu nous en donner les principes et quelques illustrations ?
FC : Le SAPP a pour particularités d’être un dispositif qui intègre potentiellement une dizaine de dispositifs d’analyse des pratiques différents (compilés dans un fascicule d’accompagnement distribué aux participants et dont un extrait se trouve en annexe de cet article ; voir www.analysedepratique.org/wp-content/uploads/annexe-compere-revue-app-janv2016.pdf).
Il propose ainsi un maximum de choix aux participants, dont celui des dispositifs utilisés pour analyser les situations présentées et leur offre la possibilité d’être accompagnés dans l’animation ou animés par l’un des deux accompagnateurs. Par divers principes et techniques nous tentons également de réduire au maximum l’asymétrie entre accompagnateurs (responsables du séminaire et rétribués pour cette fonction) et participants.
Je te décris d’abord le déroulement d’une séance « habituelle » en y soulignant les particularités que je viens de mentionner, puis je t’expliquerai le rôle et la place des deux accompagnateurs.
Lancement de la séance : ouvrir la séance, choisir la situation et choisir le dispositif
« Demander, échanger, partager »
Le séminaire commence toujours, rituellement, par un Quoi d’neuf (« Y a-t-il quelque chose que vous souhaitez demander, échanger, partager ? »), généralement d’une dizaine de minutes. Ce moment permet d’une part de (re)souder le groupe (beaucoup d’informations personnelles y sont échangées), d’autre part éventuellement de revenir sur une des situations précédemment analysées et ses suites. Il est très apprécié des participants, parce qu’il permet : la reconnaissance de chaque individu et l’impulsion du groupe, la réduction de l’asymétrie inhérente à la relation participant/accompagnateur, et de marquer clairement le début de la séance.
Emergence des situations
Je demande à chacun de noter sur sa feuille la ou les situations qu’il a envie de traiter avec le groupe. Idéalement avec un titre journalistique, qui permet souvent une note d’humour bienvenue en soirée et au vu du poids émotionnel de certaines situations. Après environ cinq minutes et en m’étant assurée que chacun a noté ce qu’il souhaitait (accompagnateurs compris), j’inscris au tableau tous les titres des situations proposées. Ceci se fait de manière « pop-corn » (les participants interviennent quand ils le souhaitent), beaucoup plus dynamique et vivante qu’un traditionnel et potentiellement morne tour de table.
Cette façon de faire permet une dynamique positive, avec de l’émerveillement partagé devant certains titres bien tournés, de la «co-construction de titre » quand deux participants s’entraident pour trouver un titre évocateur, ou de l’empathie, partagée également, face à certains thèmes par lesquels d’autres que le porteur se sentent concernés.
YV : C’est intéressant de voir que tu joues sur l’aspect ludique et humoristique, cela constitue aussi une singularité du SAPP car il me semble que dans de nombreux dispositifs les consignes et animations visent plutôt à une forme de neutralité, éliminant par exemple les risques de séduction par la « belle formule » ou de prédominance des « beaux parleurs ».
FC : Il est important pour moi, surtout en soirée, de faire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Certes les « belles formules », dans l’émergence des situations, sont saluées et encouragées (les participants s’entraident d’ailleurs pour en trouver), mais cela n’implique pas que la suite du déroulement ne soit pas « sérieuse ». Par contre, nous ne cherchons pas la neutralité : je suis convaincue que l’ensemble de la démarche est soumise à la subjectivité de chacun, puisqu’il base son analyse sur qui il est, en tant que sujet. A mes yeux, mieux vaut une multiplicité de subjectivités reconnues qu’une prétendue neutralité. Il me semble que c’est par cette confrontation à la subjectivité d’autrui que chacun peut évoluer.
Je reviens à la suite du déroulement. Par choix, parce que nous considérons les participants comme des adultes autonomes et responsables, nous n’imposons pas, même aux premières séances d’une nouvelle organisation, à chacun d’amener une situation. Pas d’injonction à (s’)exposer donc. L’analyse des pratiques engageant dans l’exploration de l’intimité professionnelle du porteur, chacun a le droit de se protéger. Je pense qu’un bon moyen de rassurer chacun est de permettre, sinon la non-participation, du moins la non-obligation de présentation d’une situation. Mais je veille à ce que tous ceux qui souhaitent amener une situation puissent le faire, même s’ils la jugent peu importante pour le groupe, ou moins importante que celles des autres. Ce qui compte à mes yeux est que la situation soit importante pour eux, et qu’ils aient, même si freinés par quelque gêne, envie de la soumettre au groupe. Je pense que les cinq minutes de passage par l’écrit y aident.
Choix de la ou des situations à analyser
Au fil du temps, nous en sommes venus à traiter deux (voire, mais très rarement, trois) situations par soirée : la première en utilisant un dispositif long ; la suivante avec un dispositif court conçu (ou non) par le groupe. Pour choisir la ou les situations à analyser, nous les classons d’abord par importance ou urgence pour le porteur. C’est celui-ci qui nous indique si sa situation est importante et/ou urgente pour lui. Le groupe élimine ensuite celles qui ne semblent ni importantes (il arrive que l’on en garde certaines qui ne sont pas importantes pour le porteur mais bien pour quelqu’un d’autre) ni urgentes, et on vote enfin parmi celles qui restent. Pour rendre cette étape un peu plus dynamique, chacun dispose de trois voix, qu’il peut répartir comme il veut : attribuer les trois voix à une situation, ou les répartir entre deux ou trois situations. Le choix par le groupe de la situation à traiter est bien dans la lignée de notre volonté d’une relation la moins asymétrique possible : il montre à chacun des participants que l’avis de tous a la même importance. Il arrive que, lorsque plusieurs situations sortent ex-aequo de ce système, l’un ou l’autre participant laisse la place aux situations des autres. A nous, accompagnateurs, de veiller à ce que cela ne soit pas chaque fois le même qui « s’efface ». Surtout s’il s’agit d’un participant qui présente peu de situations, ou qui a beaucoup hésité avant de soumettre la sienne. Comme expliqué précédemment, nous tenons à ce que chacun ait sa place dans le groupe. Il nous est arrivé de proposer comme alternative d’utiliser des dispositifs plus rapides, ou une gestion du temps plus serrée, pour pouvoir traiter les trois situations.
Choix du dispositif d’analyse des pratiques et de l’animateur
Ce choix différencie le SAPP des autres groupes d’analyses des pratiques que je connais. Chez nous, c’est le porteur de la situation qui choisit le dispositif à travers lequel il souhaite la voir analysée. Il s’appuie pour cela sur le fascicule (consultable en annexe de cet article) distribué à la première séance dans lequel les dispositifs différents sont présentés, sur son expérience de participant à différents dispositifs, et éventuellement sur nos conseils en fonction du type d’analyse qu’il attend (compréhension ou pistes d’action). Le fascicule reprend une dizaine de dispositifs, la plupart « classiques » (GFAPP, GEASE, groupe de co-développement professionnel,…) et trois « originaux » nés des besoins et préférences du groupe (« Discussion du Café du Commerce », « 5×10 minutes avec passage à l’écrit », « technique de la métaphore »), que je te présenterai par la suite. Il en décrit les différentes étapes, comme un « guide d’animation ».
Cette volonté d’aborder différents dispositifs est notamment liée au fait que chacun d’eux a ses caractéristiques propres, qui le rendent potentiellement plus adapté à certains contextes ou types de situations que d’autres. L’observation du « groupe SAPP » au fil du temps montre également que la plupart des participants ou participants-animateurs ont des dispositifs de prédilection, et d’autres avec lesquels ils se sentent moins à l’aise. Enfin, dans une logique de travail avec des personnes « aussi adultes et responsables que moi », je ne souhaite pas leur imposer un dispositif unique, qui peut-être ne conviendrait qu’à moi. La sélection opérée, bien que relativement large, est déjà restrictive par rapport à l’ensemble des dispositifs existants. Elle permet néanmoins de mettre en évidence leurs différentes caractéristiques et les conditions qui prévalent à leur utilisation, ainsi que les contextes (fatigue, sécurisation, temps…) et situations dans lesquels certains conviennent mieux que d’autres.
YV : Ce dernier point serait à creuser, je crois qu’il n’est pas exploré par la recherche et pourtant cette adéquation potentielle des dispositifs aux types de situations analysées, si elle existe, serait une clé pour les animateurs d’APP. Je reviens un instant sur l’imposition ou non du dispositif ; je relie personnellement ce choix au fait de me sentir capable ou non d’accompagner l’animation mais aussi de prévenir les débordements dans l’usage de certains dispositifs. Je sais que pour moi c’est ce principe qui prévaut, je préfère par exemple me donner de la souplesse dans le dispositif ARPPEGE (dispositif Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange que j’ai conçu et que tu as pratiqué) que de me lancer dans certains dispositifs dans lesquels je ne vois pas les éventuels « pièges ». L’option qui est la tienne me semble pour sa part en cohérence avec l’éthique de l’accompagnement que tu développes, y vois-tu d’autres avantages ?
FC : Le fait de pouvoir choisir entre plusieurs dispositifs permet de prendre conscience que ceux-ci ne sont que des outils pour analyser les pratiques, et que c’est cette analyse qui est le but, et non la mise en œuvre fidèle mais parfois « rigide » des différentes étapes d’un dispositif tel que le concepteur les a imaginées. L’adaptation aux besoins et contextes prime sur la maîtrise plus ou moins parfaite de l’animation d’un dispositif qui lui aussi serait plus ou moins « parfait ».
Quand le porteur n’a pas d’envie particulière par rapport au dispositif, le groupe peut en proposer un, les accompagnateurs aussi. Nous avons procédé de cette manière dès les débuts du SAPP. Lors de la toute première année, le choix du dispositif se faisait déjà par le porteur de la situation, épaulé par le groupe et moi-même. Les deux critères principaux, à ce moment-là, étaient le temps nécessité par le dispositif et sa « nouveauté » pour le groupe : l’avait-on déjà « essayé » ou non ? Nos vécus et les réflexions échangées lors de l’étape 6 du SAPP (analyse du dispositif et métaréflexion) nous ont permis de nous constituer petit à petit nos représentations propres de chaque dispositif et de ses spécificités. Nous avons maintenant aussi des critères de choix plus pointus, même si peu formels ou formalisés. Certains sont centrés sur les apports des dispositifs, par exemple : « Je voudrais bien « celui où on réfléchit d’abord ensemble à la question » (co-développement), parce que je n’y vois pas trop clair ». Et tout le monde de replonger dans ses feuilles pour retrouver le dispositif dont il s’agit. Ou, autre exemple : « J’aime bien celui où on fait les trois colonnes au tableau » (GEASE, dans notre appropriation de celui-ci), je m’y retrouve bien dans celui-là ». D’autres sont plus « personnels » : « Un truc qui va vite, ce n’est pas une situation qui nécessite d’y consacrer beaucoup de temps ». D’autres très contextuels : « A cette heure-ci, la « Discussion du Café du Commerce » s’impose ! ». Ce choix n’est pas imposé par le porteur de la situation : il est proposé au groupe, qui très généralement le valide, ou, rarement, propose un autre dispositif. Il m’arrive également, en fonction des caractéristiques de la situation et des attentes que je perçois chez le porteur, de proposer et argumenter une alternative.
Une fois le dispositif choisi par le porteur, je demande si un participant souhaite l’animer. Si quelqu’un en a envie, il le fait (les motivations annoncées vont de « j’aime bien ce dispositif-là » à « je ne l’ai pas encore animé, je voudrais bien essayer »). Nous demandons d’avoir vécu au moins une ou deux fois un dispositif en tant que participant avant de l’animer. Si plusieurs personnes souhaitent animer, le porteur de la situation choisit l’animateur (je développerai dans le troisième article prévu les questions relatives aux postures de l’animateur). La pérennité du groupe permet à chacun d’avoir une idée des styles d’animation des autres participants, de leur manière d’habiter les dispositifs. Si aucun participant n’est partant pour l’animation (c’est assez rare), le porteur de la situation choisit entre mon collègue et moi. Nous colorons chacun le dispositif animé à notre façon, qui convient mieux à certains, ou à d’autres.
Le fait que chaque participant puisse animer un dispositif s’il en a envie est apparu tout naturellement vers la fin de la première année. A cette époque, quel que soit le dispositif choisi, c’était moi qui l’animais. Cette année-là, une des participantes assistait avec moi à un autre cycle d’analyse des pratiques. Un soir de SAPP où je n’étais pas du tout en forme et où nous avions choisi de tester le nouveau dispositif vécu la veille ou l’avant-veille, je lui ai proposé (et ai proposé au groupe) qu’elle l’anime. Je me souviens avoir été marquée par sa manière d’habiter le dispositif, différente de l’animation que nous avions vécue ensemble, et différente aussi de la manière dont je l’aurais animé. Les membres du groupe avaient aussi souligné ce fait. Je crois que c’est là que nous nous sommes rendu compte du fait que les apports d’une séance d’analyse des pratiques dépendent certes du dispositif utilisé, mais également du style particulier d’animation d’une personne. De là, le groupe a simplement eu envie de voir ce que cela donnait avec Untel ou Unetelle. La dynamique du groupe était suffisamment sécurisante et porteuse pour que ceux qui en avaient envie osent se lancer, et l’animation par les participants est entrée progressivement dans les habitudes du groupe. Les colorations particulières de chacun sont manifestes, acceptées et valorisées (dans la mesure bien sûr où elles respectent les objectifs et l’esprit du dispositif et du SAPP).
L’animateur s’applique à se centrer, du moins lors de ses premières animations d’un dispositif4, sur celui-ci, et non sur le contenu des échanges : il n’est pas porteur d’un savoir à transmettre. Comme le souligne Grégoire (2014, p. 12), « L’animateur d’APP accompagne le narrateur et le groupe dans un processus et s’abstient de donner une solution à un problème. Il est directif sur la forme, donc le cadre et non sur le fond. » Mon collègue ou moi, selon notre disponibilité psychologique du moment, accompagnons l’animation à la demande de l’animateur. Le temps étant compté, l’animateur se lance directement dans l’animation, sans préparation préalable, éventuellement après une brève consultation de l’accompagnateur (choisi, lui aussi). Il le fait sur la base de la description du dispositif dans le fascicule.
Principes d’animation du déroulement de l’analyse
« Si je puis explorer cette réalité à travers votre interprétation et vous à travers la mienne, il y a des chances pour que nous découvrions quelque chose que nous n’avions vu ni l’un ni l’autre » (Senge, 1991, cité par Dubé, 2009, p. IX).
Tout le monde prend son fascicule à la page où est décrit le dispositif qui va être utilisé, et l’animateur lance le travail, respectant étape par étape le dispositif choisi. L’animateur (ou, parfois, l’accompagnateur) annonce le passage d’une étape à l’autre. Le fait que tout le monde suive le déroulement en même temps contribue à mon sens à la responsabilisation et à l’autonomisation de chacun, ainsi qu’à l’appropriation du dispositif.
Les accompagnateurs, s’ils n’animent pas, sont participants « semi-lambda ». Par notre statut d’accompagnateur, quoi que nous fassions pour diminuer l’asymétrie de la relation, elle le reste, d’autant que nous restons ressources pour l’animateur dès que celui-ci en manifeste le besoin. Si nous n’y prenons pas garde, nous risquons de « déposséder les participants de leur statut d’expert dans leur champ professionnel » (Boucenna et al., 2007, p. 7), d’autant que celui-ci est très semblable au nôtre. J’ai d’ailleurs observé à plusieurs reprises que les participants, du moins certains, donnaient parfois plus d’importance à nos analyses qu’à celles des autres. Il me semble donc important que nous bridions notre expression, veillant à ne pas prendre trop de place.
YV : Il me semble que cela se produit lorsque l’asymétrie, que tu évoquais précédemment, entre vous, accompagnateurs, et les participants, n’est pas totalement réduite. Pour tenter de la réduire, vous donnez pas mal de marge à l’animateur dans la personnalisation de son animation.
FC : Notre fonctionnement favorise en effet au maximum l’autonomie de l’animateur. Par exemple, quand il demande de prendre une liberté par rapport au dispositif utilisé, la réponse est systématiquement : « En quoi est-ce que cela te semble approprié ? Si tu trouves vraiment que cela l’est, fais-le, et explique-le au groupe ». A mes yeux, toute adaptation d’un dispositif est acceptable tant qu’elle est justifiée par une adaptation au contexte, au groupe, à la situation, qu’elle répond à l’objectif et qu’elle ne trahit pas l’esprit soit de l’analyse des pratiques, soit du SAPP, soit du dispositif lui-même. Nous évitons au maximum de nous poser en modèles. Ou, en tout cas, puisque la modélisation est inévitable, nous évitons de nous poser en modèles dogmatiques. Le fait d’être deux accompagnateurs, avec des styles d’animation et des manières différentes d’habiter les dispositifs, y aide. Cette autonomisation progressive des participants augmente leur confiance en leur « savoir-analyser » et les rend moins sensibles à l’asymétrie de la relation. Insister sur l’expertise de chacun par rapport à son propre contexte pourrait aussi être un moyen de réduire l’asymétrie.
YV : Cette réduction de l’asymétrie permet probablement une augmentation de la disponibilité des participants pour l’analyse. Comment cela se traduit-il et sur quoi l’animateur joue-t-il pour le favoriser ?
FC : J’insiste beaucoup sur la qualité de l’écoute, au sens par exemple d’Andersen: « Écouter, c’est s’intéresser à la manière dont l’autre vit les événements. Il ne s’agit pas de rechercher une solution, en tout cas pas dans un premier temps, mais juste d’écouter son vécu. L’écoute respectueuse est non directive, attentive, et son propos essentiel est de permettre à la personne de s’exprimer aussi librement qu’elle le veut, sans qu’elle ne se sente jugée, ni dirigée, sans qu’elle ne soit obligée d’entendre nos commentaires, nos avis, nos conseils, nos expériences personnelles » (Andersen 2011, emplacement 3862).
Ainsi par exemple, nous demandons que les questions de clarification soient centrées sur le comment et non sur le pourquoi (Vermersch 1994), et en tout cas indemnes de jugement, qu’elles soient assez larges pour offrir la possibilité d’être surpris par la réponse. D’une lucidité un brin subversive que j’apprécie énormément, Perrenoud explique : « Demander à quelqu’un pourquoi il fait les choses de telle ou telle manière suggère qu’il existe un choix et que le praticien a une bonne raison d’avoir adopté tel mode de faire plutôt qu’un autre. Or, dans la réalité, nombre de pratiques suivent des coutumes et ne résultent pas d’un raisonnement personnel pointu. La question du pourquoi oblige soit à « inventer » une argumentation ad hoc, soit à avouer qu’on ne sait pas très bien » (Perrenoud, 2005, p. 2).
YV : Dans ce que tu précises, je comprends que l’analyse est un produit subjectif visant la compréhension et non la justification, chaque participant construit subjectivement, aidé par les échanges, ses interrogations puis sa compréhension qu’il met en partage, c’est bien cela ?
FC : Oui, pour moi l’analyse est subjective, et elle doit aussi être « gratuite ». Quelles que soient les analyses et/ou les pistes proposées par le groupe, elles sont en effet offertes en toute gratuité, « c’est-à-dire sans normalisation ni obligation » (Boucenna et al., 2007, p. 3.) : « La reconnaissance du caractère unique des protagonistes d’une situation invite chacun à se positionner comme personne ressource et non comme détenteur des meilleurs « savoir-faire » (op.cit.). C’est le porteur de la situation qui, en sa qualité d’expert de celle-ci, « prendra seul la responsabilité des choix d’action qu’il effectuera parmi une offre multiple d’actions » (ibid., p. 1.), « personne d’autre ne peut se substituer à lui pour décider des actions à poser. Les apports des autres sont des opportunités de questionner ses manières d’agir. » (ibid.).
Question de valeurs et de convictions : « Dans une démarche éducative, qui s’appuie entre autre sur la psychologie humaniste, l’animateur considère que la personne est en mesure de s’autodéterminer et qu’elle détient sa solution. Cela ne signifie pas que la personne soit toujours en mesure de la trouver seule, d’où le besoin d’être accompagnée, mais d’une manière éducative et non experte.» (Grégoire, 2014, p. 12), que l’on retrouve également dans la psychologie positive : « Pour la plupart des adultes, il y a bien longtemps que nul ne peut plus prévoir mieux qu’eux-mêmes ce dont ils ont besoin » (Germer, 2013, emplacement 758).
Cependant, de temps à autres, un(e) participant(e), généralement au début de sa participation au SAPP, demande un conseil. Dans ce cas, ma réponse est systématiquement : « Si tu étais ta meilleure amie, que te conseillerais-tu ? », rejoignant ainsi, une fois de plus, les pratiques de la psychologie positive. Parfois, j’ajoute « Pense-le, mais ne nous le dis pas, si tu veux ». Parce que, dans une logique de respect fondamental de l’Autre, le droit de chacun à l’intimité est pour moi essentiel.
Analyse du dispositif et métaréflexion
Comme dans de nombreux dispositifs, nous clôturons chaque animation par un arrêt sur les vécus et réflexions de chacun (parfois par écrit, parfois pas) :
- Pour l’animateur : comment s’est-il senti ? Quels points forts trouve-t-il à son animation ? Que voudrait-il améliorer la prochaine fois ?
- Pour tous : comment ont-ils vécu le dispositif ? Quels points forts ? Quelles « faiblesses » ? Dans quels cas l’utiliser ?
- Pour chacun, souvent individuellement : qu’ai-je appris par rapport à la situation, par rapport au dispositif, par rapport à moi ?
Seul le second point (« Pour tous ») relatif à « l’analyse du dispositif » est mis en commun. Ceux qui le souhaitent donnent leur avis sur le dispositif (technique pop-corn), ceux qui le sentent « rebondissent » sur ce qui est dit, ceux qui préfèrent se taire se taisent. Le questionnement de l’animateur sur son animation n’est partagé que si l’on en a le temps et s’il en a envie. La métaréflexion de chacun aussi. La consigne de « partage non obligatoire » est très claire, toujours dans un but de respect de chacun.
YV : Tu nous as dit en introduction que vous étiez deux à accompagner le dispositif, tu peux nous en dire plus ?
FC : Depuis deux ans, je ne suis plus la seule accompagnatrice au SAPP : nous sommes deux. Nous accompagnons les membres du groupe dans leur formation à l’analyse des pratiques et dans l’animation de dispositifs d’analyse des pratiques, en visant à leur autonomisation. Concrètement, sauf exception, nous sommes tous les deux présents du début à la fin de chaque séance. L’un de nous accompagne l’analyse d’une première situation, l’autre accompagne la seconde. Comme je te l’ai dit, nous ne sommes pas nécessairement les animateurs du dispositif choisi par le porteur de la situation : un des objectifs du SAPP étant de permettre aux participants de s’exercer à l’animation de dispositifs d’analyse des pratiques, il faut qu’ils en animent. Mon collègue ou moi, selon notre disponibilité psychologique du moment et le choix de l’accompagné, accompagnons l’animation à la demande de l’animateur. Nous n’imposons pas notre accompagnement, notre but étant de valoriser l’autonomie de l’animateur et de lui permettre de développer ses ressources. Par exemple, nous n’interrompons pas l’animateur s’il s’écarte des « règles d’or » du dispositif qu’il anime, parce que notre propos n’est pas d’en faire un « expert » de l’animation de tel ou tel dispositif. Une exception, non encore vécue, pourrait être le cas où son intervention risquerait d’être blessante. Là, en tant que garants de la sécurité de chacun, il nous incomberait d’intervenir, par exemple en rappelant cadre et contrat. Cette intervention serait évidemment bienveillante : dans un souci de cohérence, nous nous devons évidemment de respecter l’ « obligation de bienveillance » demandée aux participants. Nous abordons les « écarts » observés et les discutons lors du temps méta, après que tout le monde se soit exprimé comme il le souhaitait. Par contre dès que l’animateur nous demande un avis sur son animation, voire un coup de main ou une co-animation, nous sommes là, avec toute la difficulté qu’il y a à n’être ni trop présent, ni trop absent.
Le fait de nous partager l’accompagnement nous permet d’une part de diminuer la charge cognitive et affective, d’autre part d’animer certains dispositifs ou de participer, en tant que participant « semi-lambda », à environ la moitié des dispositifs, et aussi de pouvoir « débriefer » à deux, entre nous ou avec les participants, le déroulement de la séance. L’autonomisation est notre visée principale. A titre d’illustration, mon « co-accompagnateur » est un des participants à la toute première édition du SAPP, en 2008-09. Il a participé à presque toutes les séances depuis, et accompagne le groupe avec moi depuis 2013. Il s’est bien autonomisé ! Je pense aussi à différent(e)s participant(e)s qui ont mis en place dans leur institution d’origine des démarches d’analyse des pratiques.
Cette autonomisation se voit également dans la manière dont chaque participant-animateur habite le dispositif qu’il anime, à la teinte particulière qu’il lui donne : une des participantes donne toujours un ton très dynamique au dispositif qu’elle anime, quel qu’il soit. Une autre est très apaisante, avec un ton très calme et très posé. Un troisième introduit toujours une note d’humour. Une quatrième explique toujours ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait. Une ancienne favorisait systématiquement le passage par l’écrit, quel que soit le dispositif. Certains respectent à la lettre les différentes étapes, d’autres prennent des libertés…
A bientôt donc, dès le prochain numéro de la Revue, et merci. »
Annexe
Extrait du fascicule d’accompagnement du SAPP rédigé par Fabienne Compère
Voir :
www.analysedepratique.org/wp-content/uploads/annexe-compere-revue-app-janv2016.pdf
Références bibliographiques
Andersen, M. (2011). L’emprise familiale : comment s’affranchir de son enfance. Bruxelles : Ixelles éditions. Format Kindle.
Boucenna, S., Charlier, E. & Donnay, J. (2007). Le codéveloppement par les pairs : une stratégie de réflexivité au service de l’évaluation et du conseil dans une perspective d’apprentissage à partir des pratiques. In Les dossiers des Sciences de l’Education, Presses Universitaires du Mirail.
Charlier, E., Beckers, J., Boucenna, S., Biémar, S., François, N. & Leroy, C. (2013). Comment soutenir la démarche réflexive ? Outils et grilles d’analyse des pratiques. Bruxelles : De Boeck.
Dubé, S. (2009). La gestion des comportements en classe. Et si on regardait ça autrement ? Montréal : Chenelière Education.
Germer, C. K. (2013). L’autocompassion. Une méthode pour se libérer des pensées et des émotions qui nous font du mal. Paris : Odile Jacob. Format Kindle.
Grégoire, E. (2014). Le cadre de l’analyse de pratique. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 2, pp. 11-19. En ligne http///www.analysedepratiques.or/ ?p=1046, consulté le 20 avril 2015.
Perrenoud, Ph. (2005). Assumer une identité réflexive. Educateur, n° 2, 18 février, 30-33.
Vacher, Y. (2013). Formation des enseignants : vous avez dit “Pratique réflexive” ? En ligne http://probo.free.fr/textes_amis/textes_amis.htm, consulté le 17 avril 2015.
Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. Paris : ESF.
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Notes
- Un établissement d’enseignement de promotion sociale. Cet enseignement s’adresse à des adultes, en reprise d’études ou non, que ce soit en formation initiale ou en formation continuée. ↩
- Formation pédagogique en horaire décalé (deux ans au rythme de deux demi-journées par semaine) pour les personnes qui ont déjà un autre métier (du boucher au médecin…). ↩
- Nous n’évoquerons pas sur ce point de réflexion une troisième orientation, celle du soin, qui viserait le développement du mieux-être au travail par l’analyse. ↩
- Une fois qu’il s’est familiarisé avec le dispositif et a gagné en finesse d’animation, il peut, si le groupe est peu nombreux par exemple, participer également à l’analyse, bien que tenir les deux rôles soit exigeant cognitivement. ↩
Fabienne Compère
[…] il y a quelques années le SAPP, à propos duquel nous avons publié, avec Yann Vacher (voir : http://www.analysedepratique.org/?p=1980). Deux autres articles vont suivre (dans les numéros 8 et 9 de la revue). J’ai suivi le […]