Frédérique Rebetez

Professeure-formatrice, HEP Vaud
frederique.rebetez@arobase]hepl.ch

Résumé

Démarrer de l’analyse de pratiques professionnelles (APP) au sein d’une formation comprend notamment deux enjeux. Au niveau du climat socio-affectif, il s’agit de permettre à des personnes ne se connaissant pas de pouvoir parler collectivement de leur pratique professionnelle. Au niveau de la phase d’analyse, il s’avère que celle-ci peut ne pas faire sens pour les participants et être pauvre en savoirs savants, donc être étayée uniquement sur des savoirs du sens commun et issus de la culture professionnelle des participants. Cela implique pour l’animateur de valoriser les savoirs du sens commun et de la culture professionnelle tout en proposant la mobilisation de savoirs savants nécessaires à une pratique réflexive. Il s’agit également de considérer l’APP comme un processus long d’apprentissage d’un savoir-analyser.

Mots-clés 

climat socio-affectif, savoir-analyser, sentiment d’efficacité personnelle, cadre de formation,  interactions, formation, stagiaire, accompagnement, posture d’animation

Catégorie d’article 

Texte de réflexion en lien avec des pratiques

Référencement 

Rebetez, F. (2017). Démarrer de l’APP dans une formation continue : le défi du climat de sécurité psychologique et du développement du savoir-analyser. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 10, pp 93-105. http://www.analysedepratique.org/?p=2448.

 


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Dans le canton de Vaud (Suisse), la formation des futurs enseignants comprend une part importante de formation pratique qui se déroule dans les classes d’école. Les stagiaires sont alors accueillis par des enseignants formés que l’on appelle des praticiens formateurs (PraFos). Pour pouvoir endosser ce rôle, ils doivent suivre une formation de 10 crédits (soit 300h) à la Haute école pédagogique de Lausanne. Dans le cadre de cette formation, un module transversal, appelé « séminaire d’intégration » leur permet de développer « une pratique réflexive dans, sur et autour de sa propre action en tant que formatrice ou formateur d’adultes » (Guide au candidat, p.8, 2016). En raison du nombre important de participants, plusieurs sous-groupes sont constitués ; un formateur ou une formatrice est attribué-e à chaque sous-groupe et a la liberté de travailler comme il ou elle l’entend avec son groupe, mais dans le respect des contraintes du dispositif de formation.

Le présent article porte un regard analytique sur le démarrage d’un sous-groupe du séminaire d’intégration dont j’ai reçu la responsabilité. Je commencerai par préciser quelques éléments contextuels concernant le séminaire d’intégration. Ensuite je décrirai le déroulement du démarrage du séminaire et problématiserai certains aspects émergents. Ces derniers sont issus d’une analyse inductive à partir du journal de terrain tenu par mes soins durant les deux premières rencontres du séminaire et du bilan réalisé avec les participants.

1. Présentation de la formation des PraFos et du séminaire d’intégration

La formation des PraFos correspond à un CAS (Certificated of Advanced Studies) de 10 crédits, soit 300 heures de formation, dont 120 heures en présentiel, réparties sur deux ans. Elle est constituée de cinq modules ; chaque module fait l’objet d’un travail certificatif. L’un des modules est transversal ; il s’agit du « séminaire d’intégration ». Il correspond à huit rencontres de 2h30, quatre sur la première année et quatre sur la deuxième année. La réflexivité visée par ce séminaire correspond, selon le descriptif de la formation 2016, à « jeter des ponts entre les savoirs théoriques et instrumentaux abordés durant le CAS » et « analyser des expériences de terrain et développer des savoirs professionnels » (Guide au candidat p.8, 2016). Il est certifié par une réflexion que le participant doit réaliser sur ses compétences. Il doit en effet effectuer un bilan de ses compétences sur la base du référentiel de formation, et approfondir, par une réflexion, une composante de son choix. Ce bilan est réalisé au démarrage et à la fin de la formation. Le formateur responsable du séminaire doit recueillir ces bilans et peut, s’il le souhaite, donner un feedback formatif au participant. Les deux bilans étayeront ensuite un texte réflexif correspondant à la certification du module 5 que le formateur du séminaire d’intégration n’a pas la responsabilité de contrôler.

Le séminaire d’intégration concerné par notre article regroupe 15 participantes. Parmi celles-ci, certaines découvrent l’activité de PraFo, d’autres (en minorité) ont déjà une expérience d’accompagnement d’étudiants. La première rencontre du séminaire a eu lieu le 21 septembre 2016 et une deuxième le 6 octobre 2016 ; il m’a semblé intéressant de considérer pour mon article ces deux premières séances rapprochées.

Les activités proposées dans le séminaire reposent sur le jugement professionnel de l’animateur, mais il est attendu de les inscrire dans la visée du séminaire avec notamment une demande de travailler spécifiquement quatre thèmes correspondant aux compétences du référentiel. Convaincue par l’impact de la pédagogie coopérative sur les apprentissages individuels, je souhaite mettre en place de l’analyse de pratiques professionnelles (APP), reconnue pour développer une pratique réflexive (Perrenoud, 2002).

L’APP, dans ma conception (et mon expérience d’une quinzaine d’années), repose sur un travail de problématisation collective consistant à analyser et produire du savoir sur des relations existantes entre les composantes d’une situation professionnel (Boucenna & Charlier, 2013). Elle permet à un groupe de se mettre au service d’une personne et d’une situation professionnelle (problématique, emblématique) dans le but d’y réfléchir ensemble. Ainsi, si l’on veut mobiliser l’intelligence collective dans une perspective de prise de recul et d’élucidation, et non de résolution du problème, il s’agit, pour l’animateur, d’endosser une posture d’accompagnement et non d’expert (Vial & Caparros-Mencacci, 2007). Dans cette posture, il s’agit de faire confiance que les ressources sont dans le groupe. Ma manière de conduire ce type de démarche comprend sept étapes :

  1. Narration d’une situation professionnelle par un exposant et formulation de la demande de celui-ci par rapport à sa situation
  2. Formulation de questions de clarification posées par les participants
  3. Vérification auprès de l’exposant que sa demande est toujours maintenue ou si elle s’est déplacée à la suite des questions posées
  4. Analyse de la situation par la formulation d’hypothèses, de questions, d’échos de la part des participants, etc.
  5. Retour par l’exposant sur les évolutions (ou non) et identification d’un éventuel besoin supplémentaire
  6. Etape supplémentaire en fonction du besoin (par ex. des pistes d’action)
  7. Mot de la fin : « Avec quoi repart l’exposant »

Il me semble intéressant, par cohérence avec la visée analytique de l’APP et comme le suggère Robo (2013), d’analyser ma propre pratique d’animatrice d’APP dans le cadre du démarrage de ce séminaire. Ainsi, je présenterai ci-après et de manière précise le déroulement des deux premières séances, puis proposerai trois éléments de réflexion émergeant de ce vécu.

2. Déroulement chronologique de la première et de la deuxième séance

La première séance se déroule en quatre temps. La première partie permet d’accueillir et de faire connaissance. La deuxième partie est au service de la clarification du cadre et du fonctionnement du séminaire. La troisième permet de vivre une expérience d’APP et la quatrième de répondre à quelques questions relatives au cadre du séminaire.

La deuxième séance est consacrée à vivre des expériences d’APP ; elle est clôturée par un bilan qui alimente mon propos.

2.1 Accueil 

Lorsque j’accueille les participantes, elles sortent d’une présentation plénière durant laquelle des informations générales sur le cadre du séminaire leur ont été transmises. Ainsi, elles arrivent avec certaines informations à propos du séminaire, que j’ai également entendues. Parmi les participantes, il y a deux de mes anciennes étudiantes ; j’exprime ouvertement mes émotions dans ces retrouvailles. Une personne, non mentionnée sur ma liste des présences, arrive dans mon groupe ; pour des raisons de transport, elle souhaite être dans le même groupe que les collègues avec qui elle fait du co-voiturage. Une autre personne exprime alors qu’elle aurait également souhaité se retrouver dans le même groupe que ses collègues. Comme la nouvelle personne vient justement du groupe dans lequel elle aurait aimé participer, je pense qu’une rocade est possible. Ainsi je tente d’appeler ma collègue pour vérifier si c’est ok qu’elle rejoigne son groupe, mais sans succès.

Ces éléments clarifiés, j’ouvre la séance en souhaitant la bienvenue à chacune et démarre par une première diapositive spécifiant la finalité du séminaire, à savoir :

  • « développer une pratique réflexive,
  • faire des liens entre la théorie et la pratique,
  • échanger des situations/des idées/des questions,
  • analyser sa pratique ».

Dans mes explications, je mets l’importance sur la place que je vais accorder aux interactions et aux échanges entre participantes durant ce séminaire. Nous faisons ensuite une activité pour apprendre à nous connaître.

2.2 Clarification du cadre et du fonctionnement du séminaire

La clarification des attentes formelles et du contenu du séminaire se fait à l’aide d’une présentation PowerPoint. Les attentes institutionnelles concernent le bilan de compétences à réaliser en début et en fin de formation, ainsi que les quatre thèmes imposés aux participantes et autour desquels nous devrons aborder leur pratique de PraFo. Ce séminaire représente un espace ressource qui les accompagne dans leur formation et dans leur activité de PraFo. En conséquence, je précise que je donnerai un feedback formatif sur leurs bilans, bien que je n’y sois pas tenue d’un point de vue du cadre institutionnel, dans la perspective de les soutenir dans la rédaction du travail réflexif final qui prend appui sur ce bilan. Je leur propose également de venir en deuxième année avec les travaux des autres modules pour leur permettre d’avoir des feedbacks et du soutien (il faut savoir que cette possibilité est légitimée par le responsable du programme de formation). Je présente finalement l’APP, en mettant l’importance sur la richesse des interactions comme source d’apprentissage et j’invite les participantes, sans plus tarder, à vivre immédiatement une première situation.

2.3 Vivre une APP

Je demande s’il y a des situations relatives avec leur fonction de PraFo que l’on pourrait traiter ici ensemble. Deux personnes se manifestent. Je demande de mentionner brièvement de quoi la situation retourne pour prioriser l’ordre de traitement des situations. Une personne laisse spontanément sa place et je vérifie l’accord de tout le monde. J’explique qu’on ne pourra peut-être pas traiter les deux situations.

J’écris sur le tableau la démarche d’APP, clarifie le sens de ces étapes, puis nous nous engageons dans celle-ci. La demande de la participante est formulée ainsi :

« Comment donner des feedbacks à mes étudiants alors que je n’ai pas de temps pour ça ? Le mardi, ils doivent tout de suite partir prendre leur train pour se rendre à la HEP[1] ».

Ainsi nous déroulons le processus d’APP, mais la phase d’analyse me demande plus d’attention que les autres phases. A plusieurs reprises durant le processus, des pistes sont proposées alors que nous sommes dans l’analyse ; je rappelle alors les phases, très souvent avec une touche d’humour. En conséquence, certaines personnes vont commencer, avant de poser leur question, par exprimer le fait qu’elles ne sont pas certaines que ce qu’elles vont dire entre dans cette phase ; je rassure en répondant qu’on ne doit pas non plus être trop rigide, et qu’on verra une fois la question posée. Le climat est à la fois détendu et sérieux. A plusieurs reprises, je propose une synthèse des niveaux explorés : la relation, le vécu, le cadre, etc. dans le but de rendre attentif aux différents angles d’analyse mobilisés afin d’ouvrir d’autres possibles. Je propose également deux questions, en explicitant clairement le changement de rôle (de participante et non d’animatrice).

Après cette phase, l’exposante souhaite encore avoir des pistes pour agir. Ainsi je propose un tour de table où chacune peut mentionner une piste ou abonder dans une proposition préalablement explicitée. Nous terminons sur le mot de la fin de l’exposante ; elle évoque deux pistes qu’elle va essayer de mettre en œuvre et ajoute « combien on est plus intelligent à plusieurs ».

2.4 Dernières questions et clôture de la première séance

A la fin de la rencontre, je propose de prendre les quelques minutes restantes pour répondre aux questions qui auraient émergé durant notre rencontre. Une personne explique qu’elle ne comprend pas le mot « composante » dans la consigne du bilan de compétences à réaliser. J’exprime ma satisfaction que ce type de question puisse être posé ; je clarifie ce langage que je nomme langage « HEP ». Plusieurs personnes expriment alors un sentiment de décalage entre leur formation initiale passée et aujourd’hui. Nous rions en mettant en corrélation l’âge de la personne et son degré de compréhension et de maîtrise des codes de la HEP.

Une autre participante s’interroge sur la longueur de la réflexion attendue dans le bilan. Je reformule sa question en vérifiant s’il y a le souci d’en faire assez, ce qui fait rire plusieurs personnes. Cette question, à laquelle je n’ai pas la réponse, nous permet de nous replonger ensemble dans le document de cadrage et de partager notre compréhension des consignes. Un bref bilan à bâtons rompus sur les deux démarches d’APP vécues révèle du plaisir dans le partage et l’entraide.

2.5 Deuxième séance

La deuxième séance va se dérouler différemment. Elle a lieu deux semaines après la première rencontre. Il m’a semblé important de ne pas attendre trop longtemps avant de poursuivre le travail commencé lors du démarrage, à savoir la construction du groupe, d’un climat favorable aux apprentissages et partages, ainsi que l’apprentissage de la démarche d’APP.

Une fois les personnes toutes présentes, je vérifie s’il y a des questions relatives au cadre de la formation. Aucune question n’est posée ; ainsi je demande s’il y a des situations problématiques que nous pourrions traiter aujourd’hui. Une liste de cinq situations est établie. Après vérification du degré d’urgence ou d’importance, il est convenu que nous les traiterons dans l’ordre sans volonté de vouloir absolument arriver au bout de la liste aujourd’hui.

Tout au long des processus d’APP, la phase d’analyse représente une étape délicate ; les angles d’analyse et la profondeur de celle-ci sont restreints. J’encourage la mobilisation de savoirs en proposant de recourir à certains apports de leur formation (actuelle ou précédente), je propose d’autres façons de regarder la situation, par exemple en se mettant à la place de l’étudiant reçu par la PraFo et exposant la situation, et de partager sur ce qu’il pourrait ressentir ou penser.

Durant cette phase d’analyse, je suis tiraillée entre deux choses. D’une part, si la visée est de développer une pratique réflexive, il s’agira alors d’aller au-delà d’une fonction de catharsis (Perrenoud, 2002) ou de résolution de problème en travaillant au devenir du praticien réflexif « qui se regarde agir comme dans un miroir et cherche à comprendre comment il s’y prend, et parfois pourquoi il fait ce qu’il fait, éventuellement contre son gré » (Perrenoud, 2002).

Cependant, ce n’est pas confortable pour moi de persévérer dans cette direction ; d’une part je ne suis pas certaine que les participantes voient du sens à ce travail d’analyse. En effet, quelques commentaires laissant sous-entendre que l’on a fait le tour de la question et l’absence d’étayage pour penser la situation m’indiquent qu’il est temps de passer aux pistes que chacune détient et aimerait partager. J’ai le souci de préserver ce climat naissant de valorisation et de confiance dans les compétences et savoirs de ces professionnelles et je ne souhaite pas non plus prendre une place trop importante en proposant mes savoirs et ainsi endosser une posture d’expert. Ainsi cette phase est un jeu d’équilibre.

A la fin de la rencontre, je conduis un bilan plus approfondi que lors de la première séance. Dans un tour de table où je demande à chacune de prendre la parole, je souhaite qu’elles expriment un apprentissage issu d’aujourd’hui et un feedback sur la démarche d’APP. Ce bilan se trouve en annexe.

3. Réflexion sur ma pratique et sur ce démarrage

Trois aspects, parmi d’autres, émergent de la lecture de mes notes et du bilan. Le premier, qui est d’ailleurs fortement exprimé dans le bilan réalisé à la fin des deux premières séances, concerne le climat du séminaire. Un deuxième aspect problématise la phase d’analyse et le troisième aborde le type de demande.

3.1 Climat du séminaire

Je reconnais une volonté de ma part de vouloir mettre les participantes en confiance et elle se perçoit dans de nombreux gestes : lorsque je cherche à répondre à leurs besoins, notamment à propos de la constitution des groupes au démarrage, dans ma manière de remettre le cadre avec humour et modestie, lorsque je tente d’éviter la stigmatisation et la culpabilisation quand elles se sentent en décalage avec les codes HEP, ou lorsque j’encourage et valorise les questions à propos du cadre. Il est important pour moi de créer un climat de confiance où chacune se sente à l’aise dans le groupe et trouve sa place, car je sais combien apprendre ensemble n’est pas aisé.

Apprendre en collectif implique pour l’individu une prise de risque (Edmondson, 2003) :

Comportements possibles Risque d’être perçu comme …
Poser des questions ignorant
Reconnaître ses erreurs incompétent
Demander de l’aide perturbateur
Exprimer un avis critique négatif

 

Par conséquent, et cela a été largement développé dans la littérature, il est nécessaire de créer un climat socio-affectif favorisant les apprentissages. Edmondson parle de climat de sécurité psychologique qu’elle définit ainsi : « une croyance, partagée par les membres d’une même équipe, qu’il est possible de faire des erreurs sans être pénalisé par le groupe, de demander de l’aide, des informations ou des feedbacks sans qu’une piètre opinion ne soit portée envers le membre du groupe » (Edmondson, 2003, p. 257, traduction libre). La sécurité psychologique repose sur quatre perceptions : le respect des compétences de chacun, l’intérêt pour les personnes, l’absence d’exclusion pour ce que la personne est ou pense et une intention positive de chacun-e envers les autres. La présence d’un climat de sécurité permet la mobilisation de comportements favorisant l’apprentissage, comme le fait de poser des questions, demander de l’aide, donner du feedback, s’engager dans la co-construction et controverse (Edmondson, 2003 ; Rebetez, 2014).

Dans un précédent article (Rebetez, 2014), j’avais mis en évidence que la création d’un tel climat reposait sur neuf gestes professionnels de l’animateur d’APP, à savoir :

  • le non-jugement,
  • la clarté du processus de réflexion,
  • l’attention portée aux participants et au groupe (disponibilité, prise en compte des ressentis),
  • la clarté d’un cadre co-construit de la démarche dès le départ,
  • la régulation, avec le groupe, des processus collectifs et de la démarche,
  • l’authenticité de l’animateur,
  • une connaissance de l’activité du groupe-cible,
  • l’organisation de la séance du jour,
  • la focale sur les besoins du groupe et moins sur l’outil de travail.

Je retrouve la plupart de ces gestes dans ma façon d’animer ce démarrage, et en particulier le non-jugement, l’attention portée aux participantes et au groupe, mon authenticité ainsi que la clarté d’un cadre et d’un processus de travail. Le bilan des participantes appuie mes propos ; d’une part elles évoquent des éléments relatifs au climat :

« Moment super, partage, on apprend ce que chacune vit, très riche, on apprend à se connaître »

« Convivial, bien agréable, pas de jugement, on répond à toutes les demandes, varié »

« Il n’y a pas de jugement, me sens à l’aise de m’expliquer »

D’autre part, ces APP sont source d’apprentissage :

« J’ai toujours l’impression de repartir avec quelque chose même si j’ai pas apporté une situation »

Cependant, comme je le relevais dans la description du déroulement, il ne suffit pas de créer un climat socio-affectif propice aux apprentissages entre pairs pour que l’on soit réellement dans le développement d’une capacité d’analyse ; cet aspect rejoint le point suivant.

3.2 Phase d’analyse

Comme mentionné ci-dessus, la phase d’analyse a représenté pour moi une étape délicate en raison du manque de profondeur et d’étayage et de la perception que certaines personnes souhaitaient passer aux pistes, comme si celles-ci faisaient plus sens. J’étais tiraillée entre une volonté d’insister dans cette phase d’analyse et une volonté de ne pas trop frustrer certaines personnes. Il est intéressant de constater que dans le bilan on retrouve ces deux tendances. Certaines personnes ne souhaitent pas prolonger le moment de l’analyse, alors que d’autres personnes ressentent le besoin d’étayer les réflexions sur des savoirs savants.

« Les analyses étaient moins longues que la dernière fois, c’était plus efficace »

« Séparer les hypothèses des pistes, c’est long »

« J’aimerais qu’on utilise des schémas qui ramènent à des fonctions théoriques comme le triangle dramatique, la systémique, etc. »

« J’aime les discussions sous plein d’angles ; à force de faire ces questionnements, on a compris, on devient bonne »

« Questionnement posé, mené et dirigé et pas d’échange à bâtons rompus »

« J’aime les apports théoriques pour une autre approche »

Je vais tenter d’éclairer ce phénomène en portant mon attention sur trois niveaux différents d’analyse : ma posture d’animatrice, le savoir-analyser des participants et la nature des demandes formulées. Alors que les deux premiers points font l’objet d’un développement, le troisième est par contre l’ébauche d’une problématisation encore un peu intuitive qu’il s’agirait d’approfondir.

3.2.1 Ma posture d’animateur : des valeurs en conflit

Ma conception de l’APP repose sur des valeurs qui mettent au centre l’empowerment, c’est-à-dire le fait de redonner le pouvoir aux usagers et de valoriser l’utilité des groupes comme moyen d’aide (Vallet, 2003). Dans une telle conception, on fait confiance que le groupe détient les ressources et que l’individu « peut être l’acteur de son propre développement et affiner sa pratique grâce à l’aide de ses pairs et du formateur qui accompagne « l’auto-socio-construction du savoir » » (Vallet, 2003, p. 8). Cette perspective favorise le développement d’un sentiment d’efficacité personnelle essentiel à l’apprentissage. En effet, « la croyance qu’une personne a dans ses capacités à réussir joue un rôle crucial dans ses engagements et ses performances » (Galland, 2011, p. 256). Les nombreuses études à ce propos ont montré que les personnes ayant un sentiment d’efficacité personnelle s’investissent dans des activités d’apprentissage représentant un défi, se fixent des objectifs d’apprentissage plus élevés, utilisent fréquemment des stratégies d’autorégulation (Galland, 2011). Les différentes recherches ont également mis en évidence que les dispositifs de formation dans lesquels le participant peut s’estimer compétent et être perçu compétent jouent un rôle crucial dans le développement du sentiment d’efficacité personnelle. Cet aspect est d’autant plus important que l’on est dans un contexte de formation continue ; dans ce séminaire sont regroupées des professionnelles aguerries et leur faire perdre confiance en elles pourrait saboter la visée du séminaire.

Ainsi, lorsque les analyses ne sont pas étendues et étayées, persévérer dans cette phase représente une façon de mettre les participantes en échec. En même temps, et comme évoqué ci-dessus, si l’on veut que les situations vécues soient apprenantes, il s’agira de s’engager dans une démarche qui va mettre sa propre pratique comme objet d’analyse (Perrenoud, 2002).

Ceci explique en partie la tension vécue durant la phase d’analyse ; cependant on peut également se centrer sur la compétence des participantes à analyser leur situation.

3.2.2 Le savoir-analyser des participants : une compétence qui s’apprend

Mettre sa pratique sous la loupe, ou, comme l’explique Perrenoud (2001) en référence à Bourdieu, son habitus, implique une « méta-compétence », le savoir-analyser, qui s’acquiert notamment par l’expérience d’un travail de réflexivité, avec des experts ou des pairs et/ou par la lecture (Robo, 2013). Cette réflexivité prend appui sur des modèles d’intelligibilité (Perrenoud, 2002), autrement dit des théories permettant de décrire et comprendre le réel. Celles-ci peuvent être de trois ordres ; des théories du sens commun, des théories spécifiques à la culture professionnelle et des théories savantes, fondées sur les sciences sociales et humaines. Toutes sont pertinentes ! En effet, ce serait un leurre de penser que l’on peut analyser son action sans étayer sa pensée sur des concepts issus des sciences, mais il serait également « absurde de soutenir qu’un praticien réflexif doit oublier tout ce qu’il a appris de l’action comme acteur social et membre d’une communauté professionnelle, pour ne se référer qu’aux théories de l’action issues de la recherche en sciences sociales et humaines » (Perrenoud, 2002). Ainsi ces trois types de connaissances sont nécessaires à la pratique réflexive.

Selon Robo (2013, p. 45), cette méta-compétence implique d’autres compétences y relatives ; il en mentionne sept :

  • « savoir mettre à distance puis prendre du recul
  • savoir construire et faire un récit
  • savoir questionner
  • savoir émettre des hypothèses de compréhension
  • savoir travailler dans et avec la multiréférentialité si possible dans ses deux dimensions, théorique et contextuelle
  • savoir travailler, réfléchir avec ses émotions, ses affects
  • savoir maîtriser sa « démaîtrise » (être en mesure d’accepter de ne pas savoir, de ne pas dominer ; être en mesure d’affronter l’énigme, le doute). 
»

L’expérience du séminaire a montré que les participantes détiennent des savoirs du sens commun et issus de la culture professionnelle en partie, mais que les savoirs issus de la recherche sont absents de nos échanges à ce stade. Il est intéressant de relever que certaines participantes souhaiteraient que j’apporte certains cadrages théoriques et sont ainsi conscientes de la pertinence de la mobilisation de savoirs savants. Ainsi, au regard des éléments ci-dessus, diverses questions se posent. Les participantes détiennent-elles des savoirs issus de la recherche ? Comment les mobiliser ? Ont-elles conscience de la pertinence de l’utilisation de savoirs savants ? Quel est le rapport au savoir de ces personnes ? Ont-elles la compétence de mettre à distance ? Ou de faire des hypothèses ?

Il est évident que l’animateur a un rôle à jouer dans cet apprentissage ; en effet, la mobilisation par l’animateur d’étayages théoriques pourrait servir de modèle, pour autant qu’il ne prenne pas la place d’expert. Mais n’oublions pas non plus, comme le rappelle Robo (2013), que le développement de ces compétences prend du temps et qu’il faudra probablement plusieurs séances pour apprendre à devenir un praticien réflexif.

Après avoir mis en évidence que la phase d’analyse met en jeu ma posture et la compétence de savoir-analyser des participants, il me semble que la nature des demandes peut également éclairer les difficultés rencontrées dans la phase d’analyse ; c’est ce que je vais expliciter brièvement ci-après.

3.2.3 La nature des demandes : l’action anticipée ou vécue

Dans l’APP, il s’agit d’une réflexion sur l’action. Par conséquent, cela implique qu’il y ait une situation vécue, à partir de laquelle nous pouvons tirer des apprentissages en vue d’anticiper d’autres actions (Perrenoud, 2002). Sauf que, dans notre contexte, plusieurs demandes formulées par les participantes sont en réalité des demandes permettant d’anticiper des situations pouvant être rencontrées :

  • Dans quelle mesure les étudiants ont un plan pour préparer une leçon ?
  • Est-ce que les stagiaires « en inversion » (ceux qui font un stage dans un autre degré que celui choisi) seront aussi investis/intéressés ? Comment réagir ?
  • Quel type de relation peut-on tisser avec un étudiant que je ne verrai qu’un matin par semaine ?

Ces demandes sont en lien avec des peurs en lien avec des scénarii anticipés et non issues d’un vécu. Ainsi l’analyse reste désincarnée d’une réalité et ne permet pas d’apprendre de l’expérience. Anticiper des problèmes peut conduire à une démarche de résolution de problème plus que d’une réflexion sur sa pratique, ce qui pourrait également expliquer le manque de profondeur de la phase d’analyse. Cet aspect nous semble tout à fait cohérent avec le contexte dans lequel se déroule l’APP ; la plupart des personnes suivant cette formation sont en train de découvrir le métier de PraFo, et il est légitime de ressentir de telles inquiétudes.

Comme annoncé ci-dessus, le développement de cet aspect est encore embryonnaire et il s’agirait de l’approfondir ultérieurement.

4. Conclusion

Démarrer de l’APP dans ce contexte comprend un enjeu relatif au climat socio-affectif afin de permettre à des personnes ne se connaissant pas de pouvoir parler collectivement de leur pratique professionnelle, ainsi qu’un enjeu au niveau de la phase d’analyse. En effet, il s’avère que celle-ci peut ne pas faire sens pour les participants et être étayée uniquement sur des savoirs du sens commun et des savoirs issus de la culture professionnelle des participants, mais être pauvre en savoirs savants. Ceci implique pour l’animateur de jongler entre la valorisation des savoirs du sens commun et de la culture professionnelle des participants afin de favoriser un sentiment d’efficacité personnelle chez les participants, tout en proposant la mobilisation de savoirs savants nécessaires à une pratique réflexive. Il s’agit également de considérer l’APP comme un processus long d’apprentissage d’un savoir-analyser (Robo, 2013).

Références bibliographiques

Boucenna, S. & Charlier, E. (2013). Reflective Practice in the teaching profession : the case of training and research practices in the french community in Belgium. Teacher Thinking to Teachers and Teaching : The Evolution of a Research Community Advances in Research on Teaching, Volume 19, 321-338.

Edmondson, A. C. (2003). Managing the Risk of Learning : Psychological Safety in Work Teams. In M. A. West, D. Tjosvold & K. G. Smith (Ed.), International Handbook of Organizational Teamwork and Cooperative Working (pp. 255-275). Chichester : John Wiley & sons Ltd.

Galland, B. (2011). Avoir confiance en soi. In E. Bourgeois et G. Chapelle (Ed.), Apprendre et faire apprendre (pp. 255-268). Paris : PUF.

Perrenoud, P. (2001). Articulation théorie-pratique et formation de praticiens réflexifs en alternance. Université de Genève, http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_32.html.

Perrenoud, P. (2002). Adosser la pratique réflexion aux sciences sociales, condition de la professionnalisation. Université de Genève, http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2002/2002_22.html.

Rebetez, F. (2014). Le rôle de l’animateur sur le climat socio-affectif comme condition d’apprentissage lors d’une APP. Revue de l’analyse de pratiques professionnelles,
4, pp. 42-53. http://www.analysedepratique.org/?p=1383.

Robo, P. (2013). Développer le « savoir analyser » pour analyser sa pratique professionnelle.
In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 1, 39-48. http://www.analysedepratique.org/?p=435.

Vial, M., & Caparros-Mencacci, N. (2007). L’accompagnement professionnel ? Méthode à l’usage des praticiens exerçant une fonction éducative. Bruxelles : De Boeck.

 

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Notes

[1] HEP : Haute Ecole Pédagogique