Marc Thiébaud
Psychologue, spécialiste de l’accompagnement et de l’animation de groupe
thiebaud[arobase]formaction.ch
Résumé
Cette brève présente l’ouvrage publié en février 2015 sur le développement de la pratique réflexive par notre collègue, Yann Vacher, professeur agrégé à l’Université de Corse, docteur en sciences de l’éducation et cofondateur de la Revue de l’analyse de pratiques professionnelles (APP). Cet ouvrage se caractérise notamment par les qualités de praticien réflexif et la capacité à appréhender la complexité manifestées par l’auteur. J’évoque également en quelques lignes ce que j’ai trouvé dans cette riche lecture comme inspiration et réflexions pour ma pratique d’animateur de groupes d’APP.
Mots-clés
pratique réflexive, méta réflexion, dispositif ARPPEGE, formation
Catégorie d’article
Compte-rendu
Référencement
Thiébaud, M. (2015). Lecture d’un ouvrage récemment paru « Construire une pratique réflexive ». Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 5, pp. 74-78. http://www.analysedepratique.org/?p=1639.
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Sorti de presse en février 2015, l’ouvrage1 de Yann Vacher comprend en quelque sorte plusieurs livres en un.
Tout d’abord, dans une remarquable synthèse, il fait le point sur des questions fondamentales concernant la pratique réflexive : Quelles sont ses origines ? Sur quels objets porte-t-elle ? Quels en sont les processus constitutifs ? Pour quels objectifs ? J’ai particulièrement aimé la clarté avec laquelle il présente des notions essentielles et met en lien et en perspective plusieurs approches et différents niveaux concernés, en s’appuyant sur un exemple détaillé et des tableaux qui rendent très intelligibles ses analyses.
Comprendre ce qu’est la pratique réflexive est une chose. Agir pour la développer en est une autre. Yann Vacher examine ainsi les conditions favorables au développement de la pratique réflexive dans la formation initiale des enseignants, sur laquelle il porte spécifiquement son attention. Quels dispositifs (écriture, entretien, groupe d’analyse de pratiques) ? Quels outils ? Quels leviers pour faciliter l’entrée dans la pratique réflexive ? Selon quels processus et quels principes ? Il élabore ici un cadre général pour la conception de dispositifs visant le développement de la pratique réflexive. Outre l’étendue de cette réflexion, ce qui m’a paru extrêmement intéressant, c’est la manière dont il articule des objectifs (construire des compétences d’analyse, une capacité à travailler en équipe, un confort professionnel), des principes (prise en compte des logiques des acteurs et de l’institution, clarification du contrat et des contenus de formation, etc.) et des processus (émergence de décalage, prise de conscience, décentration, recul).
L’auteur expose ensuite les éléments principaux d’une recherche qu’il a menée sur quatre ans, résumant le travail de thèse qu’il a défendu en 2010 (Vacher, 2010). Il a étudié les processus de construction d’une pratique réflexive auprès de deux groupes de participants à un dispositif d’analyse de pratiques inédit2. Il présente les outils utilisés pour analyser ces processus, les effets sur le développement professionnel des participants et les limites de la formation proposée (en particulier en lien avec le temps trop court de formation). Il est rare de pouvoir bénéficier d’une telle recherche dans le domaine, à la fois rigoureuse et concrète. Ce travail peut servir de référence pour d’autres recherches sur les dispositifs de formation et intéresser d’autres champs tels que la santé ou la psychologie. J’ai trouvé riche en enseignement le constat fait par l’auteur d’un changement indirect sur les pratiques, médié par différentes modifications psychologiques et cognitives (prise de confiance, relativisation, augmentation de la motivation, diminution des tensions face à la complexité, élaboration de stratégies d’analyse, etc.).
Un ouvrage dense, mais toujours lisible (même si certains passages gagnent à être relus avec attention). Richement étayé, à la fois théorique et pratique, qui ne réduit jamais la complexité mais invite à l’accepter et à l’appréhender pas à pas. Par ailleurs, organisé en chapitres qui présentent chacun une unité de sens et qui peuvent être lus de manière indépendante (même s’ils sont en lien les uns avec les autres), ce qui permet d’aller directement vers les parties choisies selon ses intérêts (voir annexe ci-après).
S’adressant à la fois aux formateurs et aux chercheurs, il intéressera les animateurs de groupe d’analyses de pratiques professionnelles à divers titres, même si ce n’est pas le sujet central.
D’abord, en terme de démarche d’APP : le dispositif ARPPEGE est décrit en détail, avec ses objectifs, ses huit phases, la manière de les animer et les effets étudiés. Ce dispositif vise l’amélioration de la professionnalisation en formation initiale à travers le développement d’une pratique réflexive. Très riche, alternant des temps collectifs, individuels et en petit groupe. Rigoureux, tout en étant ouvert à de possibles variantes, que l’auteur identifie à l’issue de la recherche menée. La présentation qu’il en fait donne envie de l’expérimenter. Pour l’avoir vécu en tant que participant lors d’un séminaire3, ce dispositif m’apparaît porteur d’apprentissages pour tout professionnel.
Ensuite, en terme de réflexion : cette lecture a stimulé mes questionnements, m’a donné à réfléchir sur la manière dont je conçois et j’anime mes groupes d’APP. Le développement de la pratique réflexive est au cœur de l’analyse de pratiques professionnelles. Quand Yann Vacher en détaille les processus constitutifs ou les conditions d’enclenchement, il m’incite à revisiter mes expériences, à les analyser, à prendre du recul, à croiser et féconder nos regards à la lumière de ses réflexions et méta réflexions.
Le travail qui reste à élaborer pour moi, pour nous, lecteurs, concerne l’étude de différents dispositifs d’analyse des pratiques et de leurs effets. Ici, l’auteur nous met en appétit sans … satisfaire notre faim. Comment penser les objectifs, les conditions favorables, les processus de différentes pratiques d’APP à l’aide du cadre conceptuel qu’il a développé ? Comment les conditions qu’il a relevées pour le développement de la pratique réflexive peuvent-elles se décliner pour favoriser l’adéquation de tel ou tel dispositif d’APP à divers objectifs et contextes ? Je serais intéressé aussi à savoir comment Yann Vacher perçoit les implications de son modèle pour la formation continue des professionnels.
Cela nécessiterait bien sûr d’autres recherches… et plusieurs autres livres.
Comprendre pour agir, agir pour comprendre. Prudent, réaliste, face aux difficultés et défis, Yann Vacher est un chercheur qui se méfie de toute idéologie. Egalement formateur, jamais découragé par les obstacles, il explore des voies pragmatiques porteuses pour la formation des enseignants. Son ouvrage reflète bien la manière dont il relie et intègre les deux faces de son identité professionnelle. Le chercheur et le formateur s’allient en lui lorsqu’il élabore et analyse un dispositif tel qu’ARPPEGE et lorsqu’il préconise de développer la cohérence des formations en reconnaissant la complexité, en travaillant le sens au niveau de l’institution et de tous les acteurs ; également en se donnant les moyens nécessaires pour enclencher une pratique réflexive, qu’il conçoit dans la formation comme médiation entre le registre de la transformation des pratiques professionnelles (expérience sur le terrain) et le registre de la transmission d’apports théoriques.
Au-delà des contenus développés, ce qui m’a marqué dans cette lecture, ce qui me reste particulièrement, c’est la cohérence de l’ouvrage ; la capacité de recul, de synthèse, de mise en dialectique manifestée par l’auteur, caractéristique de la pratique réflexive qu’il a lui-même développée ; l’exemple incarné de ce qu’il nomme « une pensée multiréfléchie ». Pour Yann Vacher, « dans l’approche multiréfléchie, la matière de la réflexion se construit à partir des savoirs issus des champs disciplinaires, scientifiques et de l’expérience, des références qui les fondent, des perspectives propres aux sujets qui réalisent l’analyse, des données relatives aux conjonctures dans lesquelles s’inscrivent la situation analysée et enfin de l’étude du « voile de subjectivité » qui relie l’ensemble. » (Vacher, 2015, p. 51).
Cohérence entre les contenus et la démarche mobilisée pour les traiter. Dans la manière dont il développe ses réflexions tout au long de son écrit, Yann Vacher, au-delà des concepts et des définitions, cherche en permanence à donner sens à ce qu’il analyse et à élaborer une vision dialectique et systémique. Il privilégie la mise en évidence des équilibres complexes qui caractérisent les processus en jeu et il parvient de manière remarquable à les identifier et à les caractériser. Il conçoit la pratique réflexive comme « unissant les éléments de réfléchissement, de réflexion et de méta réflexion » (Vacher, 2015, p. 49). Et c’est en praticien réflexif qu’il élabore son cadre conceptuel et qu’il mène l’étude du dispositif ARPPEGE en développant réflexions et méta réflexions.
La même cohérence est mise en œuvre lorsqu’il explicite que « l’approche multiréfléchie, intégrant la double dimension subjective de l’expérience en situation et de l’analyse, se fonde sur une position singulière du sujet à la fois objet et sujet. Son engagement dans l’analyse relève donc d’un processus singulier générateur de tensions. » (Vacher, 2015, p. 47). Les tensions et leur exploration sont au cœur du travail de l’auteur dans ses analyses des implications de son modèle et de sa recherche pour le développement de la pratique réflexive.
Cet exemple est une source d’inspiration pour l’animation de nos dispositifs d’APP, des dispositifs qui ont la potentialité de favoriser des mises en lien, de développer la capacité à apposer, articuler, mettre en dialectique, plutôt qu’opposer ou disjoindre ; et qui permettent aussi de stimuler l’apprentissage de ces déplacements au niveau méta, de cette prise de recul sur les analyses produites, pour faciliter la mobilité de nos cadres de référence et de nos expériences face à la complexité.
Références bibliographiques
Vacher, Y. (2015). Construire une pratique réflexive. Comprendre et agir. Bruxelles : De Boeck.
Vacher, Y. (2010). Pratique réflexive et professionnalisation au cœur de la formation des enseignants stagiaires : Quelle opérationnalisation pour réduire les tensions ?
Un exemple à l’IUFM de Corse. Thèse de doctorat non publiée, Université de Corse, Corte, France.
Annexe : table des matières de l’ouvrage
Préface de Marguerite Altet
Introduction
1. Définir la pratique réflexive
2. Vers la conception de dispositifs de développement de la pratique réflexive : conditions et variables de mise en œuvre
3. Concevoir des dispositifs de développement de la pratique réflexive : principes et cadre général
4. Illustration de la conception d’un dispositif de formation : ARPPEGE
5. Former un praticien réflexif : effets du dispositif ARPPEGE
6. Former un praticien réflexif : synthèse et limites
7. Pour ne pas conclure…
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- Vacher, Y. (2015). Construire une pratique réflexive. Comprendre et agir. Bruxelles : De Boeck. ↩
- Le dispositif ARPPEGE : Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles En Groupe d’Echange ↩
- 6ème Séminaire GFAPP 2011 (Groupe de Formation à l’Analyse de Pratiques Professionnelles) ; voir : https://www.analysedepratique.org/?p=3509. ↩
Yann Vacher
Bonjour,
Je tiens à remercier Marc pour cet article et à « répondre » par la même occasion à l’une des questions qu’il pose concernant la transposition des modèles proposés dans le domaine de la formation continue. Cet éclairage rapide sera effectué d’un point de vue théorique d’une part et pratique d’autre part.
Dans l’ouvrage les stratégies de conception se fondent sur l’étude des caractéristiques du public en formation initiale notamment à travers le mode de socialisation (Dubar 1991*) scolaire qui est prédominant. En théorie, les praticiens en activité (relevant donc de la formation continue) sont eux aussi inscrits dans un mode de socialisation déterminé en grande partie par le genre professionnel (Clot 1999**). Si ces éléments (travail ou formation individuelle, résistance à l’écrit réflexif, référence autocentrée ou théorique, peur du jugement etc…) se recoupent avec les caractéristiques des publics en formation initiale, on peut penser que les propositions réalisées dans l’ouvrage sont transposables.
Dans l’hypothèse de différences importantes, le concepteur de dispositif de formation peut s’approprier les leviers/ principes de déclenchement (voir d’entretien) de la pratique réflexive (provocation de décalages interne, externe, médiation par les formes et tailles de groupes, accompagnement de la décentration et de la prise de recul…) pour adapter les propositions aux caractéristiques de son public. Dans mon expérience qui est moins volumineuse qu’en formation initiale (et cela constitue la seconde partie de ma « réponse ») les acteurs de formation continue ont vécu le dispositif ARPPEGE comme porteur de déplacement et d’enclenchement de la pratique réflexive et ce principalement autour du principe de décalage provoqué et accompagné. Cependant on peut s’interroger comme je le fais dans l’ouvrage sur l’efficience d’ARPPEGE à moyen terme avec des acteurs en formation continue qui ont déjà développé une habitude réflexive.
Cette question serait à creuser. La volonté de l’ouvrage est d’ouvrir des pistes d’action mais aussi de réflexion et de recherche, le chantier est ouvert !
Merci encore de cette lecture et à suivre.
Yann
*Dubar C., (1991), La socialisation: construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, Paris
**Clot Y., (1999), La fonction psychologique du travail, PUF, Paris.