Nicole Clerc
Maître de conférences, Université Cergy Pontoise, laboratoire CREF,
Paris Ouest Nanterre la Défense
clercpnp[arobase]free.fr
Résumé
La sécurité psychique des membres d’un groupe d’analyse de pratiques s’appuie sur un équilibre affectif stable indispensable pour accueillir la narration singulière d’une pratique. Mais comment prendre en compte dans l’analyse l’émotion groupale inscrite dans le travail collectif ? Je montrerai qu’elle ouvre à la construction d’un « objet commun » dans la temporalité engagée par le protocole. Je fais l’hypothèse ici que cet objet est un support d’investissement puissant permettant de souder autant que d’assujettir le groupe dans sa dynamique intellectuelle et affective. Ce « bien commun » augurerait donc autant la force que les limites de l’analyse. Depuis un protocole expérimenté dans le cadre d’une supervision, je décrypterai comment la mise en mouvement du « commun » dans une démarche d’écriture remobilise des significations singulières pour chacun.
Mots-clés
émotion groupale, objet commun, singularité, écriture
Catégorie d’article
Modalités d’analyse de pratiques professionnelles ; texte théorique
Référencement
Clerc, N. (2014). Comment le « commun » crée du singulier dans un dispositif d’analyse de pratique associé à un travail d’écriture. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, 4, pp. 12-22. http://www.analysedepratique.org/?p=1377.
1. Un dispositif d’analyse réflexive de pratiques professionnelles en supervision
L’intérêt de l’analyse de pratiques professionnelles pour accompagner la professionnalisation n’est désormais plus à démontrer. Pour ma part, dès 2002, après une expérience d’accompagnement des futurs professeurs des écoles à l’IUFM1 de Versailles, j’ai pris l’initiative2 de mettre en place un dispositif d’Analyse Réflexive de Pratiques Professionnelles3 dans le cadre universitaire d’un master de « formation de formateurs à l’accompagnement professionnel »4. C’est dans ce cadre réunissant des professionnels des métiers de l’enseignement, de l’éducation, de l’animation, de la formation, du travail social et du soin, que j’ai expérimenté l’orientation psychosociologique que je soutiens (Clerc, 2013b).
Dans ce contexte j’ai éprouvé un dispositif d’analyse puissant dans sa capacité à stimuler chaque participant à se confronter aux représentations sociales et professionnelles qui l’organisent et à résister aux logiques parfois bien violentes des pratiques contemporaines. En 2013, certains professionnels diplômés responsables de l’animation d’un groupe (ou désireux de prendre cette responsabilité), stimulés par des compétences réflexives nouvelles, ont exprimé une demande appuyée de bénéficier d’un espace de supervision. Suite à un temps de questionnements et de doutes quant à ma responsabilité, j’ai donné naissance à cet espace original. Il devait répondre au vif désir de produire ensemble un type de travail nouveau. Il ne s’agissait pas de gagner en conformité à un modèle d’analyse comme pourrait le suggérer le terme « supervision ». Prenant en compte l’expression du besoin d’accompagnement de ces professionnels dans leur pratique et loin de toute contrainte de formation, c’est dans la « reprise » de la pratique et dans la rencontre de leur identité de « sujet professionnel » que j’ai accepté de guider ces professionnels. J’espérais proposer une nouvelle expérience d’élaboration en accord avec mes convictions théoriques (voir par exemple Hans & Hatchuel, 2010). Nous avions tous envie de nous engager, moi y compris, dans un espace créatif de savoirs et savoir-faire.
1.1 Une approche clinique touchant le rapport personnel au travail
Le dispositif initial que je conduis dans le contexte universitaire porte sur un travail d’accompagnement sensible et délicat que je qualifie de « clinique » (Gaulejac, Giust-Desprairies, Massa, 2013). Il n’est pas question de nier les dynamiques affectives qui s’expriment mais de les reconnaître comme objet de travail puisqu’elles traduisent le vécu de sujets singuliers en prise avec des significations imaginaires contemporaines en tension. Une d’entre elles, repérée par Cédric Faure (2013) concerne « l’appauvrissement et l’extériorisation de l’intériorité ». Il justifie à mes yeux la défense d’une modalité de travail clinique. Je suis particulièrement sensible à cet individu contemporain que l’auteur décrit comme pris au piège de la connexion généralisée et du pilotage par l’extérieur. Et je prends aisément à mon compte la dénonciation politique de Pascal Nicolas-Le-Strat (2007) qui voit dans les fragilités des sujets les effets de « fabriques de l’impuissance » produites par nos institutions.
Il s’agit pour chaque membre du groupe de professionnels en supervision de trouver une disposition psychique qui interroge son rapport personnel au travail, de se dégager des captations imaginaires pour acquérir une nouvelle lucidité sur sa « pratique ». Je me retrouve dans la définition de Jacky Beillerot (1998) qui associe au terme « pratique », « les objectifs, les stratégies, les idéologies (qui sont) convoquées ». J’’invite les participants aux analyses à regarder cette pratique comme « une réalité psychosociale institutionnelle » se déployant « toujours dans les institutions, une réalité psychique qui inclut la dimension inconsciente du sujet » (Beillerot, 1998).
1.2 Les temps consacrés à l’analyse et à la méta-analyse dans le dispositif
Les étapes du protocole d’analyse portent d’abord sur l’écoute de plusieurs « situations qui interrogent » et que quelques membres du groupe souhaitent évoquer. Je demande au narrateur un propos bref présentant pour lui les éléments caractérisant la situation. Il doit les situer dans un cadre spatio-temporel. Le propos peut être lacunaire. Il est accueilli dans sa singularité. Ces différentes « paroles adressées » viennent toucher les participants qui sont invités alors à mettre des mots sur leurs propres résonances et exprimer ce qu’ils entendent de la demande de certains exposants. Des analogies, des associations, des implications s’expriment pour parvenir à choisir une situation. J’aide ici le groupe à dégager un consensus sur la situation choisie et je reformule les intérêts que le groupe a exprimés à son propos. Dès ce premier temps, chacun a laissé une trace dans le travail groupal qui s’initie. Et quand le narrateur, alors reconnu à cette place, déroule plus précisément son témoignage, il est déjà sensibilisé à l’écho que ses propres interrogations ont eu dans le groupe. Vient ensuite, classiquement, la phase des « questions factuelles » suivie par celle des « hypothèses interprétatives », phase qui signera l’engagement « sans complaisance » de chaque professionnel composant le groupe. Proposer une « hypothèse interprétative » consiste ici à dire comment chacun comprend la situation depuis des points de vue qui expriment singulièrement des liens qui font sens pour soi. La co-élaboration se poursuit ensuite en écho à la parole qui a été donnée au narrateur. Celui-ci pourra, dans un propos libre, exprimer ses dégagements, ses nouvelles lucidités, ses troubles, son vécu dans les différents temps de l’analyse du groupe.
J’ai choisi d’organiser le travail du groupe en supervision de façon à ce qu’il soit un espace d’élucidation et d’élaboration personnelle pour chacun. Pour ce faire, il faut que l’espace de supervision soit l’opportunité d’éprouver sa capacité d’élaboration groupale. Le groupe vit d’abord au moins deux séances lors desquelles des phénomènes sont vécus et perçus tout au long de l’analyse groupale selon le protocole précédemment précisé. Finalement on peut dire que les « objets communs » créés dans l’espace de chaque analyse procèdent de la construction d’un vécu commun qui fait lien. Il ne s’agit pas de nommer des évènements, des savoirs, de proposer des significations mais de les laisser s’installer dans les psychés.
Le travail d’élaboration s’initie lors de l’écoute du narrateur et dans les réactions de quelques participants au récit du narrateur. Il se nourrit du vécu de la séance et est activé entre les séances pour chacun. J’ai souhaité qu’il soit pris en charge spécifiquement dans un temps plus conséquent qui fait fonction de méta-analyse et d’élaboration groupale. Après avoir fait l’expérience de ce type de travail guidé lors d’une séance spécifique, le groupe a exprimé le besoin de poursuivre en ce sens. Le travail peut ici porter sur le vécu du groupe, sur une élaboration collective qui peut s’inscrire dans les éprouvés, dans les nouvelles questions dégagées, interroger les répétitions et accueillir ce que chaque sujet du groupe peut dire de son expérience d’analyse dans le groupe d’ARPP, voire au-delà dans d’autres espaces professionnels.
Cette gestion du temps m’est apparue aidante pour l’élaboration personnelle. Mais comment chaque sujet délie-t-il ce qui l’a séduit dans l’élaboration collective de ce qui le concerne plus personnellement ?
Pour mieux comprendre ce processus de différenciation, j’ai fait évoluer le dispositif de la séance d’ARPP vers un temps d’écriture après la phase d’hypothèses interprétatives, ceci à l’issue de chaque séance. La parole n’est plus donnée au narrateur. Il écrira les points qui l’ont interpellé, ce qui l’a troublé ou ce qui s’est éclairé pour lui, comme un journal. Les autres participants devront faire entendre ensuite, s’ils le souhaitent, leur réflexion écrite que j’aurai guidée par une consigne. Je la préciserai plus loin dans ce texte. J’ai fait cette proposition au groupe non seulement pour procéder à une distanciation qui aide aux prises de consciences mais dans un but de dégagement. Car des constats, sous forme répétitive, montraient un type d’emprise du groupe dans l’émotion immergée dans la situation professionnelle proposée. Je faisais l’hypothèse que cette étape ouvrirait à de nouvelles significations en convoquant une inter-subjectivité libératrice.
2. La « vie affective » du groupe d’analyse
Dans mon rôle d’animatrice, ici superviseure, responsable du travail des sujets du groupe, je ne peux me satisfaire de la seule application du respect du cadre et du protocole. Attentive à la « vie affective » du groupe (Pages, 1968) je repère l’impact des résonances des sujets aux phénomènes psychosociaux renvoyés par les situations analysées. Je me laisse toucher par ce qui advient dans le travail, je soutiens les déplacements et dégagements de chacun. Je fais accéder à des « capacités d’élaboration, des aptitudes à remettre en sens, à se réorganiser, à se responsabiliser » (Giust-Desprairies, 2004, p.118). Est alors à l’œuvre « une activité interprétante au sens d’une réappropriation des significations (par définition jamais achevée) » (Giust-Desprairies, 2004, p.120). Mais l’émotion de la pensée du groupe peut, durant le temps de la séance, emporter le vécu du groupe à son insu. Ce symptôme, je l’avais repéré subtilement dans mes espaces de formation. Je propose ici d’en présenter la dynamique depuis quelques observations qui m’interrogeaient.
2.1 Des phénomènes répétitifs éclairants
- La situation porte sur une professionnelle « enfermée »5 dans la solitude dans son école. La narratrice exprime une exaspération mêlée à de la rancœur. Alors que les questions factuelles viennent de s’achever, la narratrice se lève en réclamant l’accord du groupe pour « ouvrir » la fenêtre de la salle.
- Un groupe peine à investir la complexité d’une situation dans laquelle il est question d’ « intégrer » une famille dans l’école, peu à peu un sentiment de « détachement » se joue de la part du groupe qui parait être en difficulté pour s’approprier les préoccupations de la narratrice.
- Un narrateur exprime la « violence » et le dédain dont il a été victime de la part de responsables politiques lors d’une réunion professionnelle. Le groupe devra être contrôlé à plusieurs reprises pour ne pas témoigner de situations similaires qui allaient alimenter l’idée d’une « violence » à laquelle « on » ne peut échapper dans nos institutions.
- Une narratrice exprime le « doute » dont elle est envahie face à la demande d’aide envahissante d’une enseignante en détresse. Les détails de la situation sont explorés et racontés finement, la complexité des liens est prise en charge très longuement par le groupe qui va finalement proposer des hypothèses avec « peu d’assurance », niant plusieurs fois leur valeur une fois émises comme si une « incertitude » l’amenait à mettre en « doute » toute association.
- La supérieure hiérarchique du narrateur ne l’a pas nommé à un poste qui lui revenait. Ses collègues ne le soutiennent pas sans précisément s’opposer à ses idées. Le narrateur ne fait pas partie du « clan » de ceux qui auront des responsabilités. Un « vide institutionnel » ne permet pas de poser les règles de fonctionnement. Le groupe d’analyse va se « partager ». Les « révoltés » vont appuyer leur point de vue sur la violence de l’institution dont il faut apprendre à se défendre. D’autres se « tairont » sans pouvoir exprimer des hypothèses ouvrant à de nouvelles compréhensions.
J’aide très fréquemment les participants des groupes, en formation comme en supervision, à faire des liens entre l’émotion inhérente à la situation proposée et celle qui va naître dans le groupe lors de l’analyse. A un premier niveau d’analyse on repérera une forme d’isomorphie.
2.2 Les déplacements de l’émotion groupale
Comment ce mécanisme opère-t-il ? Je fais l’hypothèse que ce phénomène est caractéristique de l’engagement de chaque participant dans la pensée groupale. Dans l’expérience d’analyse réflexive de pratique, chaque sujet du groupe se livre intimement en acceptant de faire entendre une pensée qui se construit sur un évènement rapporté, en réagissant avec son corps vibrant de différentes émotions. Si chaque observation décrite ante suggère le déplacement d’une émotion propre à une situation faisant événement vers le vécu du groupe, ici et maintenant, on peut alors imaginer une porosité entre la représentation de la situation et le corps.
Adoptant ce point de vue, nous pouvons admettre que le transfert de l’émotion se produirait à travers chaque membre du groupe à son insu. Il s’agirait d’un processus trans-subjectif que j’ai mis en évidence par ailleurs (Clerc, 2013c), montrant comment chaque membre d’un groupe d’ARPP est traversé par un jeu de résonances affectives en écho aux représentations des sujets du groupe. Car chacun se réfère aux valeurs et ressentis relatifs aux différents groupes d’appartenance auxquels il a été associé dans son histoire. Chacun fait appel aux idéaux qui ont contribué à construire son équilibre identitaire. Chacun écoute depuis le cadre de référence et de pensée qui l’a structuré dans sa trajectoire de vie.
Comment ces différentes déterminations singulières jouent-elles entre elles lors d’une expérience groupale ? La notion d’ « imaginaire collectif » éclaire cette question. Florence Giust-Desprairies (2003, p.22) le présente comme « un ensemble d’éléments qui s’organisent en une unité significative pour un groupe, à son insu. Signification imaginaire centrale qui constitue une force liante, un principe d’ordonnancement pour le groupe dans le rapport que ses membres entretiennent à leur objet d’investissement commun […]. »
J’avance que cet « objet commun » fonctionnerait comme la plaque réfléchissante d’un travail créatif particulier dont l’élaboration s’inscrirait dans des dynamiques processuelles complexes. Les travaux de Denise Jodelet (2008) en déterminent trois. Elles sont éclairantes pour moi. Cette auteure distingue en effet celle de la subjectivité, celle de l’inter-subjectivé et celle de la trans-subjectivité composant les trois « univers d’appartenance » des représentations sociales. Pour elle, l’univers de la trans-subjectivité serait fort de systèmes de représentations dont une part contraignantes. Il fonctionnerait comme un pont vers l’inter-subjectivité, espace souple de liberté, dans lequel une négociation avec les contraintes serait possible, grâce au dialogue et à l’élaboration d’objet d’intérêt commun. L’auteur désigne par « communalité » cette sphère de négociation qui relie la subjectivité à l’inter-subjectivité.
3. La séduction d’un « objet commun » mobilisé dans la pensée collective
En reprenant les étapes du protocole il est possible de repérer comment se construit un « objet commun » pour le groupe. Il faut se rappeler que l’activité interprétante incessante de chaque membre du groupe est à l’œuvre dès la présentation des situations professionnelles. Pour choisir la situation, chaque membre du groupe, grâce à son écoute active, laisse place aux éprouvés et aux résonances qui vont être repris dans le dialogue nécessaire au choix consensuel. La dynamique inter-subjective mobilise la diversité des sens. Pour l’instant, c’est ce qui fait événement pour chacun qui est porteur de sens.
Ensuite, sans renier les premiers ressentis dégagés par le groupe, l’étape des questions factuelles va mettre de la distance avec ce que la parole affectée du narrateur a renvoyé à chacun. Un « objet commun », objet de toute l’attention et de l’investissement du groupe se construit. Il va faire apparaître des caractéristiques nouvelles, des indices dans un premier temps non investigués, des relations sous-jacentes entre les événements, etc. L’investigation consciencieuse permet à chacun, en appui sur les représentations qu’il se fait d’un objet qui lui est d’abord étranger, d’explorer l’étrangeté première de l’objet avec des points de vue et des horizons différents. Il devra, chemin faisant, procéder à une suspension du jugement (Etienne, 2008) et pour lâcher prise, il s’efforcera d’écouter d’autres points de vue, de les comprendre et de les situer dans un espace de compréhension qu’il n’avait pas investi jusque là. L’ « objet commun » sera alors investi de l’histoire inattendue de l’investigation comme des attitudes qui l’ont permise, décentrations et recentrements, dégagements et ouvertures.
La phase des hypothèses interprétatives me parait alors significative d’un phénomène particulier. Les travaux de Kaes (2002) montrent que « dans les groupes, le processus associatif fonctionne comme un dispositif de transformation qui relance l’activité du préconscient ». C’est en effet en écoutant les mots choisis par un autre que chaque participant du groupe appréhende une nouvelle signification, pas encore tout à fait sienne, mais attirante par sa nouveauté ; une pensée nouvelle mobilisatrice, excitante par les associations qui parviennent à l’esprit ; un moment où se ressent particulièrement l’émotion de la découverte et de l’attrait du secret. De plus, dans le jeu de l’animation de cette co-pensée, toute reformulation produit de nouveaux « effets de sens » au niveau du groupe (Giust-Desprairies, 2004, p.110). Souvent, par une autre manière de dire ou d’associer, suite à l’écoute d’une interprétation qui convoque une autre idée, l’objet se trouve « repris », vivifié par la pensée groupale. On peut alors dire que l’objet est investi collectivement et particulièrement chargé de l’émotion de la pensée collective.
Pourtant, conjointement, le groupe malgré lui, est dans la nasse des effets sidérants de la dynamique trans-subjective, même si, heureusement, elle se débat dans la tension avec l’énergie libératrice construite dans les relations interpersonnelles, propre à la dynamique inter-subjective. Les phénomènes de porosité émotionnelle évoqués en amont ici, ne peuvent être conscientisés que dans une étape de méta-analyse. Ils nécessitent un temps d’élaboration pour que chaque participant soit en mesure de dire ce qui a été important pour lui dans l’analyse.
4. Un processus de différenciation à l’œuvre pour chaque « sujet professionnel », vers le dégagement du lien trans-subjectif
Voilà pourquoi j’ai proposé au groupe de supervision d’expérimenter un outil de médiation, l’écriture. J’ai demandé au narrateur de déposer, en écriture libre, ce qui l’avait mobilisé psychiquement et émotionnellement lors de l’analyse. Le temps réduit annoncé de cinq minutes devait l’amener à mettre des mots sur ce qui l’ « habitait » plus particulièrement. L’ouverture de la consigne permettait d’explorer sans priorité la façon dont il avait vécu la séance, ce qui pouvait le déranger, l’encombrer ou le dégager et quels liens il pouvait faire avec son fonctionnement personnel et professionnel. Le partage avec le groupe n’était pas une fin en soi. Je concevais plutôt ce temps comme un apaisement psychique quand on revient sur son « soi » qu’il soit personnel ou professionnel. Il pouvait ainsi mettre des mots sur « ce que (il a) j’ai senti, ce que (il a) j’ai compris dans des moments précis de la séance d’analyse ». La prise de notes n’ayant pas une visée de partage mais d’aide à la pensée. Il me semble que je suis ici très proche des préoccupations de Nadine Faingold (2014) quand elle propose « Vous pouvez prendre quelques notes sur ce qui vous revient,sur ce qui a fait écho avec votre histoire professionnelle, et/ou sur le sens qu’a eu pourvous ce moment en termes de résonance avec votre problématique personnelle».
La consigne donnée aux participants du groupe était bien différente : « Quelles questions professionnelles dégagez-vous de l’analyse de la situation de ce jour ? » J’avais l’intuition que les émotions qui avaient circulé dans le groupe d’analyse devaient être « auteurisées » mais qu’elles ne pourraient l’être que si un dégagement de la culture sous jacente qui avait tramé le trans-subjectif était possible. Je voulais proposer un cadre commun stabilisant le « bien commun ». J’imaginais ce cadre suffisamment fort pour accélérer le travail de la pensée du groupe mais aussi suffisamment souple pour que chaque personnalité investisse le temps d’une écriture pour soi et écoutée par d’autres. Je pariais finalement sur un espace de « significations en attente » qui pourraient créer un nouveau mouvement de la pensée.
Nous avons collectivement remarqué que la généralité de la consigne avait autorisé des types d’écriture, des niveaux de significations et des agencements (plus ou moins en système) singuliers. Cinq minutes seulement avaient été accordées à une écriture personnelle. Nous avons ensuite écouté ceux qui voulaient s’exprimer, quand ils le voulaient. De fait, ce qui était exposé relevait de problématiques professionnelles dans la mesure où chacun, malgré la diversité des registres, a été compris par les autres membres du groupe. Les échanges paraissaient tracer les signes distinctifs d’une culture identitaire. C’est dans la diversité des questions et des éléments présentés par les participants que le groupe éprouvait d’une part la richesse de la co-pensée mais aussi reconnaissait, dans les mots et le langage de l’autre, ce qui concernait son propre rapport au travail et à sa profession. Chacun a été invité ensuite à poursuivre le travail pour soi, hors séance.
De cette expérience je peux dire que la médiation par l’écriture a permis la différenciation dans le groupe car chacun a pu reconnaître son style, ses sensibilités, ses préoccupations et ses objets. Des rires montraient le plaisir à reconnaître les singularités composant le groupe.
Avant de conclure j’illustrerai ce temps en prenant appui sur l’analyse d’une situation professionnelle dans laquelle la narratrice interrogeait les limites de sa responsabilité à accompagner une professionnelle en difficulté dans son école. Les questions professionnelles dégagées par chacun et renvoyées à la narratrice étaient les suivantes6.
- La question des limites entre le professionnel et le personnel
- La question des conditions de l’engagement et du dégagement
- La question de la responsabilité, partage ou solitude, certitude ou doute
- La question de la place et du rôle dans la relation
- La question de la fantasmatique du formateur ou de la formatrice
- La question de l’appui de l’institution
- La question du pouvoir dans le métier
- La question de l’ambigüité des places
- La question des demandes et des mécanismes du don et du contre don
- La question des espaces d’apprentissage de compétences relationnelles
- La question de l’écoute et de la garantie de son cadre
- La question des fragilités réactivées dans le cadre d’un accompagnement
Le groupe d’analyse a pu élaborer à nouveau sur ce qui s’était joué pour le groupe ; suggérant comment la pensée par l’écriture atteste de l’intérêt pour soi du « bien commun » produit ; accueillant la diversité des sensibilités par une écoute respectueuse et parfois par une nouvelle prise de notes. Finalement la trace ne pourrait-elle pas arrêter le questionnement dans un dispositif clinique ? Je répondrai négativement en concevant la note comme le signe d’un « continuel questionnement » (Giust Desprairies, 2004). Je défendrai même l’idée que l’écriture, comme je peux l’attester dans l’expérimentation de ce groupe de supervision, participe de la souplesse de la pensée et de l’inscription subjective de chaque participant dans l’espace de travail.
5. Un processus d’ « auteurisation » dans une trame identitaire commune
Ce dispositif d’analyse réflexive de pratiques professionnelles se veut clinique. En ce sens la prise en charge de l’intériorité du sujet est une priorité pour que le travail d’analyse ne soit pas détourné au profit de principes généralisateurs, ou de conseils enfermants.
Il me semble important à l’issue de cette expérience de repérer les deux types de modalités d’écriture convoquées. Chacune a une forme et un statut qui ne doivent pas se confondre avec ceux du récit.
La première qui a été proposée au narrateur est une prise de note qui se détache par le temps spécifique proposé dans l’animation de la séance, de l’écoute du groupe et de l’emprise de l’imaginaire de ce collectif. Elle s’inscrit dans l’écoute de soi (Nimier, 1996, p.69). Elle ne clarifie que ce qui peut s’exprimer à ce moment de la séance mais que le narrateur déposera comme un appui sur lequel il reconstruira du sens à l’infini.
La deuxième est un appel aux savoirs professionnels convoqués pour que le groupe se sente fort de sa capacité d’élucidation et de créativité. L’écoute avec les autres fait sens. Par distanciation des affects, des effets d’éclaircissement et de reconnaissance conjugués (Cifali, 1995) remobilisent chaque sujet professionnel et renforcent sa structure identitaire professionnelle.
Les deux modalités d’écriture se nourrissent l’une de l’autre. Elles opèrent non seulement comme un détour réflexif mais comme une expérience d’élaboration collective qui s’échafaude. L’appui se fait sur les savoirs structurants dégagés par le dialogue inter-subjectif. L’ « auteurisation » opère pour chacun, narrateur et participants ; les repères professionnels et les intériorités dialoguent pour que chaque professionnel « assume sa subjectivité ».
Références bibliographiques
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Pagès, M. (1968). La vie affective des groupes. Paris : Dunod. Collection Organisation et sciences humaines.
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Notes
- Institut universitaire de formation des maîtres (les IUFM ont été remplacés par les Écoles supérieures du professorat et de l’Éducation – ESPE). ↩
- Avec Nadine Faingold et Martine Agogue. ↩
- Dispositif que je nomme en lien avec Martine Agogue : ARPP. ↩
- Proposé par l’Université de Cergy Pontoise. ↩
- Je mets dans ce paragraphe entre guillemets les mots qui se font écho dans chaque exemple cité. ↩
- Je ne témoignerai pas des propos de la narratrice qui les a écoutées pour garantir la confidentialité du travail. Les termes exacts des questions ne sont pas davantage rapportés faute de demande d’autorisation pour les utiliser. ↩